A peine ai-je le temps d'atterrir à Alep, de poser mes bagages au Baron, de dormir trois petites heures d'un sommeil tout agité que je file dès l'aurore à Damas par le premier train. Si je ne le fais pas illico, il s'avèrera impensable d'entreprendre ce voyage plus tard : Alep exerce un tel pouvoir d'attraction qu'il est pratiquement impossible de s'en défaire après les premières heures à son contact.
A mon arrivée, les rythmes de l'Orient reprennent le dessus. Tout est fluctuant, imprécis, désorganisé, irrationnel. Il faut éviter de poser des questions claires en matière d'horaires, de distances, de parcours - on obtient autant de réponses que l'on a d'interlocuteurs - et d'apprendre à se dire que les choses adviendront lorsqu'elles devront arriver. Il faut encore oublier de remonter son horloge biologique d'homme occidental, infiniment précise et calibrée, et se laisser couler dans une insouciante nonchalance dictée par on ne sait qu'elle Providence qui a prévu d'avance le cours de nos agissements. Nul homme n'a de pouvoirs sur le fil de sa destinée, chacun subit, sans imaginer une seconde mettre en branle l'orgueilleuse machine de son hybris (la "démesure" des héros de la Grèce antique). Tout se vit dans une soumission sereine qui n'a rien de passif pour autant. Les choses étant écrites d'avance, l'Oriental se lance à bras le corps dans ce qu'il doit accomplir, dans un mélange subtil d'imprudence et de virtuosité. Il suffit d'observer les chauffeurs de car pour s'en convaincre. Protégés comme il se doit par les bons soins de la divinité, ils font montre d'une conduite qui tient autant de l'inconscience meurtrière que du génie automobile. Après avoir pris le thé à l'invitation de quelques employés de la gare d'Alep, je monte dans le train pour Damas, d'une irréprochable propreté. Il avance avec lenteur et traverse des paysages désertiques interrompus par de rares villages misérables dont les maisons, des carcasses de pierre complètement ruinées, laissent difficilement imaginer que des familles entières vivent là. Le train fait un dernier arrêt à Dmair, ville endormie sur le chemin de Palmyre où j'ai pu admirer jadis le mieux conservé des temples gréco-romains et ses nombreuses ruelles étouffantes aux maisons de fortune.
Surpeuplée, Damas n'a rien perdu de son agitation. Pour ma part, je préfère la sérénité du chemin de saint Paul dont je poursuis l'itinéraire jusqu'à la tombée du jour. Lorsqu'il fait nuit, les ruelles du vieux Damas sont méconnaissables, en particulier la grande artère du Souk Hamidiyeh. Vidée de ses foules d'acheteurs et de marchands, traversée par de rares taxis (chose impossible en journée), elle révèle avec force la suprême grandeur de sa toiture en tôle ondulée, une vaste courbe de plusieurs centaines de mètres de long criblée du trou des tirs de l'armée arabe. Pour peu qu'un rayon de lune soit au rendez-vous, chacune des perforations donne à cette couverture au galbe puissant l'aspect d'une voûte remplie d'étoiles.
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