Qui êtes-vous ?

Ma photo
Liège, Belgium
Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.

dimanche 23 janvier 2011

Le romeyka : le chaînon manquant du grec ancien ?

Une linguiste de l'Université de Cambridge, Ioanna Sitaridou, affirme qu'une communauté isolée d'un village turc au bord de la Mer Noire parlerait le dialecte grec le plus proche du grec ancien. Ce dialecte, le romeyka, est utilisé par 5.000 personnes logeant près de Trabzon (l'antique Trébizonde), dans ce qui était autrefois l'ancienne région du Pont, une colonie grecque que Jason et les Argonautes sont censés avoir visité pour récupérer la Toison d'Or en Colchide (l'actuelle Géorgie).

Mme Sitaridou a déclaré la chose au début du mois de janvier 2011 dans le journal The Independant : " le romeyka conserve un nombre impressionnant de traits grammaticaux proche du grec antique, des traits complètement disparus dans les différentes variétés de grec moderne ". Selon elle encore, certaines utilisations de l'infinitif (que le grec moderne n'utilise plus) sont par exemple présentes dans le romeyka. Elles s'expliquent par l'isolement géographique et culturel de la population. Les villageois qui parlent le romeyka (langue qui n'a pas de forme écrite) montrent d'autres signes d'isolement : ils ne se marient pas en dehors de leur communauté, ils jouent une musique ethnique inaudible ailleurs. Toujours selon Ioanna Sitaridou, les gens de cette communauté sont soit les descendants directs d'anciens Grecs qui vivaient le long de la côte de la mer Noire depuis le VIIe ou le VIe siècle ACN soit les descendants d'indigènes ou d'une tribu d'immigrants qui ont été encouragés ou forcés à parler la langue au moment de la colonisation grecque. Ces 5.000 Grecs qui parlent aujourd'hui le romeyka sont de fervents musulmans. Leur confession justifie sans doute qu'ils aient échappé à l'échange entre les populations grecques et turques imposées par le traité de Lausanne en 1923.

L'affirmation selon laquelle le romeyka est le dialecte le plus proche du grec ancien est prise avec beaucoup de pincettes par les specialistes de la langue grecque. Deux éminents linguistes grecs, l'un à l'Université de Patras, l'autre à l'Université de Thessaloniki estiment que les échantillons syntaxiques étudiés sont insuffisants pour permettre une telle conclusion. Ils savent aussi que d'autres dialectes grecs utilisent l'infinif ce qui est une des raisons pour lesquelles ont ne peut affirmer que le romeyka est d'office le dialecte le plus proche du grec ancien.

Qu'il soit le dialecte le plus archaïque ou non, l'étude du romeyka permettra néanmoins de comprendre un peu mieux l'évolution de la langue grecque antique et de mieux aborder rétrospectivement certaines particularités du grec ancien. le romeyka sera également mis en parallèle avec le grec de l'époque hellénistique et romaine afin d'en dégager les similitudes et les différences.

mardi 11 janvier 2011

Cohn-Bendit au secours de la Grèce

Bravo à Daniel Cohn-Bendit pour ce coup de gueule sur les impossibles réformes imposées par l'Europe au gouvernement grec. Les deux dernières minutes sur le désarmement et la dénonciation des dépenses militaires de la Grèce sont d'une redoutable pertinence...

jeudi 6 janvier 2011

Flery Dandonaki, la muse de l'éternité

Flery Dandonaki. Un nom inconnu dans nos contrées nordiques. L'une des plus belles voix de la Grèce, décédée le 18 juillet 1998. Et un destin particulier. De son vrai nom Eleutheria Papadandonaki, elle part aux Etats-Unis au début des années soixante afin d'y étudier l'histoire et la littérature. Elle fait ses premiers pas à Broadway. Le New York Times la remarque, la comparant bientôt à une Lisa Minnelli grecque. Dès 1965, la maison de disque Vanguard produit son tout premier enregistrement, « Flery », un recueil de chansons populaires de Papaïoannou, Gavalas, Attalides et Kazantzidis. Le succès est immédiat.

En 1971, elle chante en concert Jacques Brel. A la pause du spectacle, Manos Hadjidakis, l’auteur des Enfants du Pirée, fasciné par sa voix, lui rend visite dans sa loge. Flery incarne pour lui l’essence de la musique. Elle devient son interprète de prédilection, son unique hégérie jusqu’à sa mort. Elle accepte d’enregistrer pour lui une partie du cycle « Ο Μεγάλος Ερωτικός » (Le Grand Amour) en 1972, avant de continuer, en 1975, avec « Καπεταν Μιχαληs » (Capitaine Mihalis).

S’il fallait retenir un album pour découvrir son art, ce serait « Liturgika », enregistré en 1991 avec Hadjidakis au clavier. Sur ce disque, sa voix profonde, âpre et voilée semble remonter aux sources du chant. Elle est pudeur sacrée : c'est la voix d'une vestale. Elle est ivresse mystique : c'est la mélopée d'une muse. Flery a une manière unique de suspendre le temps, de disloquer le rythme, de rendre infinies les mélodies de Vamvakaris, Tsitsanis ou Papaïoannou (cf. Aνοιξε, άνοιξε γιατί δεν αντέχω infra). Avec elle, les pages dramatiques du rebetiko ont une allure intemporelle, elles se métamorphosent en tragédies miniatures, elles sont déclamées avec tous les apparats éthérés d'un chant religieux. La magie opère d'autant plus que l'accompagnement de Manos Hadjidakis est comme envoûté par cette voix des origines : le compositeur effleure le piano, les doigts égrènent les touches du clavier comme les graines d'un komboloï. Manos donne l'impression de ne pas y toucher et l'instrument, presque désaccordé, paraît lointain, aérien, irréel...

La fragilité de Flery l’oblige à quitter les lumières de la scène. Elle se retire
du monde et sombre petit à petit dans la folie. Un cancer l’emporte à l’âge de 60 ans. Le monde l'a entre-temps oubliée...

Flery Dandonaki - άνοιξε, άνοιξε γιατί δεν αντέχω


Flery Dandonaki - Φραγκοσυριανη

jeudi 21 mai 2009

Les Pomaques, montagnards du Rhodope

Pendant les cinq siècles de l'occupation des Balkans par l'empire ottoman, l'islam s'introduisit dans la région soit par le biais des colons turcs, soit par le biais de la conversion de certaines populations autochtones. C'est la cas des Pomaques de Bulgarie, islamisés au XVIIe siècle. Slaves, bulgarophones et musulmans, les Pomaques résident dans les villages des monts du Rhodope, qui s'élèvent de part et d'autre de la frontière gréco-bulgare. Une frontière tracée là à la suite de la Première Guerre mondiale, avec pour conséquence la séparation de la communauté pomaque entre la Grèce et la Bulgarie. On estime à 40 000 leur nombre en Thrace grecque, et à quatre fois plus côté bulgare. Leur langue a la particularité de n'être qu'orale, ce qui contribue à maintenir leur histoire largement dans l'ombre.

Peu connus des Grecs orthodoxes, les Pomaques connaissent une forte émigration vers les centres urbains de Xanthi et de Komotini, les deux principales villes de Thrace occidentale, surtout depuis 1995 : cette année-là, le gouvernement grec a décidé de supprimer la "zone de circulation restreinte" dans laquelle tous les villages pomaques étaient compris. En totale contradiction avec les règles de libre circulation de l'Union européenne, cette zone avait pour but de restreindre au maximum les contacts entre la communauté pomaque et la communauté turque de Thrace occidentale afin d'empêcher l'émergence d'un mouvement revendicatif regroupant tous les musulmans de Grèce.

vendredi 15 mai 2009

Etrange destin de la Thrace musulmane

L'origine de la présence musulmane en Thrace - la partie orientale de la péninsule balkanique - remonte au XIVe siècle. En 1361, les Ottomans annexent la Thrace, puis se rendent maîtres pour cinq siècles de toute la partie centrale des Balkans et, notamment, de la Grèce. Commencée en 1821, la guerre d'indépendance grecque ne parviendra pas à chasser définitivement les Turcs de l'actuel territoire grec. En 1878, le traité de Berlin créé la Bulgarie sur le territoire de la Thrace septentrionale. Seule la Thrace méridionale en bordure de la mer Egée (toujours occupée par les Ottomans) prend désormais le nom de Thrace. En 1912, la Première guerre balkanique est déclarée : face à l'alliance de la Grèce avec la Bulgarie et la Serbie, l'Empire ottoman s'incline et évacue tous ses territoires à l'ouest du fleuve Evros. C'est de cette époque que date la division de la Thrace méridionale en Thrace occidentale et Thrace orientale : celle-ci, située entre le fleuve Evros et Istanbul, reste aux mains de la Turquie. Un territoire qu'elle conserve encore de nos jours, ultime possession turque dans les Balkans. Mais le fait est là : en se retirant de la partie ouest de la Thrace, l'Empire ottoman a laissé derrière lui nombre de Turcs installés dans la région depuis des siècles, ainsi que des populations converties à l'islam : les Pomaques (Slaves islamisés) et les Yiftis (Tziganes islamisés).

A l'issue de la seconde guerre balkanique de 1913, qui voit la Bulgarie s'opposer à la Serbie et à la Grèce pour le partage des dépouilles balkaniques de l'empire ottoman, la Bulgarie hérite de la Thrace occidentale. Pas pour très longtemps : sa défaite dans la Première Guerre mondiale la prive de cet accès à la mer Egée. Un gouvernement interallié occupe la Thrace occidentale et laisse finalement la place aux Grecs en 1920, en leur attribuant même la Thrace orientale jusqu'aux premiers faubourgs d'Istanbul. L'Histoire en resterait là si ne survenait la guerre gréco-turque, de 1920 à 1923 : après une série de défaites, Mustafa Kemal inverse la tendance, chasse les armées grecques d'Anatolie et reprend la Thrace orientale. En juillet 1923, le traité de Lausanne fixe la frontière sur le fleuve Evros, entérinant la division de la Thrace, et inaugure pour la première fois dans l'Histoire la légalisation du transfert massif de populations : Grecs et Turcs se mettent d'accord pour se renvoyer mutuellement des centaines de milliers de ressortissants, qui viennent s'ajouter à tous ceux qui ont déjà fui leur terre pendant la guerre. En tout, 1 400 000 Grecs d'Asie Mineure sont chassés de Turquie, et 400 000 Turcs sont chassés de Grèce. Seule concession mutuelle : la Turquie s'engage à maintenir le Patriarcat orthodoxe d'Istanbul et à ne pas chasser la minorité grecque de la ville, en échange de quoi les musulmans de Thrace occidentale sont exclus des transferts de populations. C'est la raison pour laquelle, on trouve encore aujourd'hui cette minorité turcophone Thrace grecque, principalement dans et autour des grandes villes de Xanthi et de Komotini.

Aux lendemains des transferts de populations de 1923, la minorité turcophone de Thrace ennuie Athènes. L'idéal serait qu'elle parte d'elle-même, sous la pression des autorités. Mais pour celles-ci, la marge de manœuvre est faible : la minorité est doublement protégée. D'une part, par la présence du Patriarcat orthodoxe d'Istanbul et des quelques 250 000 Grecs encore présents en Turquie, principalement au Phanar, le quartier grec d'Istanbul. Des Grecs que la Turquie pourrait facilement oppresser si Athènes tentait de faire la même chose aux Turcs de Thrace. Et d'autre part, par le traité de Lausanne lui-même, qui prévoit toute une série de mesures garantissant les droits religieux, linguistiques et scolaires des deux minorités.

Des garanties qui seront bien souvent ignorées d'un côté comme de l'autre. Côté turc, l'épuration ethnique s'est ouvertement poursuivie à la faveur troubles anti-grecs de 1955, 1964 et 1974, lors desquels la population grecque fut presque entièrement chassée. Il ne reste aujourd'hui qu'environ 10 000 Grecs en Turquie, dont 3000 à Istanbul… Côté grec, la minorité turque de Thrace n'a certes pas connu le même sort, mais a vu certains de ses droits niés par les régimes successifs à Athènes. Mais surtout, les autorités hellènes ont cherché à plusieurs reprises à inverser les rapports de forces démographiques en Thrace occidentale. Et ce dès la signature du traité de Lausanne.

Dans la seconde moitié des années 1920, Athènes entreprit d'installer des réfugiés grecs d'Asie Mineure en Thrace, et particulièrement dans le département de l'Evros, limitrophe de la Turquie. Un département déjà vidé d'une grande partie de ses Turcs en 1913, à la suite d'un échange de populations entre la Turquie et la Bulgarie, alors propriétaire des lieux. La proportion des Grecs musulmans de Thrace occidentale va ainsi fléchir face à l'arrivée des Grecs orthodoxes. En 1920, on estimait à 86 000 le nombre de musulmans en Thrace grecque, c'est-à-dire 42 % de la population de la région. En 1928, leur nombre avait grimpé à 103 000 du seul fait de la natalité, mais la proportion n'était plus que de 34 %.

De très nombreux orthodoxes de Thrace ont leurs racines en Asie Mineure. Tous ont leur histoire tragique transmise de mémoire en mémoire au fil des générations. Mais contre toute attente, les deux communautés vivent sans heurts notables depuis des décennies. L'une des raisons qui explique ce calme relatif est peut-être la stabilité numéraire de la minorité turcophone. Depuis les années 1920, la vitalité démographique des musulmans de Thrace grecque est compensée par une très forte immigration, vers l'Europe occidentale (l'Allemagne notamment) et surtout la Turquie, où ils forment d'importantes communautés à Istanbul, Burga ou Izmir. En 1951, on comptait 105 000 musulmans en Thrace occidentale, soit 31 % de la population totale de la région. Des chiffres peu éloignés des estimations actuelles : 110 000 musulmans (dont 55 % de turcophones, 35 % de Pomaques et 15 % de Yftis), soit 35 % de la population de Thrace occidentale.

Pourtant, il s'en est fallu de peu qu'Athènes parvienne à noyer la présence musulmane de Thrace dans un flot orthodoxe. En 1987, à la faveur de la perestroïka, les Grecs d'Union soviétique sont autorisés à immigrer pour rejoindre leur mère patrie. Estimés à 400 000, les "Pontios" (ou Grecs du Pont-Euxin) du Caucase et d'Asie centrale ont profité de l'aubaine, amplifiée par la chute de l'URSS en 1991. Les autorités grecques ont canalisé l'arrivée des Pontios vers la Thrace, région la moins peuplée de Grèce et où la place ne manque pas. Un choix calculé ? En tout cas, ces Pontios providentiels ne pouvaient qu'helléniser un peu plus la Thrace occidentale, en palliant du même coup le manque d'enthousiasme des Grecs à venir s'installer dans une région sur laquelle ils ont les plus mauvais préjugés. Pour y fixer les Pontios, des quartiers entiers ont été construits par le gouvernement grec en bordure de certaines villes, dont Sapes.

Beaucoup de familles vivent dans les maisons toutes neuves du quartier pontios de Sapes. Des maisons que le gouvernement a donné gratuitement aux familles pontios en échange d'un engagement de leur part d'y rester au moins vingt ans. Presque tous les grecs de Russie sont partis, exception faite des plus vieux. La plupart arrivent en en 1992, avec l'intime conviction que leur avenir ne pourra qu'y être meilleur, malgré le fait d'y avoir laissé leurs parents, malgré un certain "mal du pays". A leur arrivée, ils ont des cours de grec gratuits.

Les tensions ethniques provoquées par cet afflux d'orthodoxes n'ont pas duré bien longtemps. Sur les 100 000 Pontios parvenus en Grèce depuis 1987, 40 000 se sont installés en Thrace, mais… 20 000 y sont restés, les autres préférant quitter cette région déshéritée, où ils ne trouvent pas de travail, pour les banlieues de Thessalonique ou d'Athènes. Résultat, la proportion des musulmans et des orthodoxes de Thrace occidentale n'a que très faiblement varié. Et le flux des Pontios s'est tari depuis cinq ans.

Malgré les dispositions du traité de Lausanne, les musulmans de Thrace ont longtemps été niés par la Grèce. Ce n'est qu'en 1991 que le premier ministre grec Mitsotakis a reconnu la situation de discrimination. Pour la première fois, les musulmans de Thrace ont eu l'autorisation d'acheter des biens fonciers, de restaurer leurs maisons et leurs mosquées, ou encore de passer leur permis de conduire des tracteurs. Mais c'est pourtant la même année que la querelle des muftis a commencé : le gouvernement a alors décidé de nommer lui-même les muftis de la communauté musulmane, alors que le traité de Lausanne garantit aux musulmans le droit de nommer eux-mêmes leurs chefs. Une situation qui a amené certains muftis jusqu'en prison pour exercice illégal de la profession. Avec l'égalité dans les conditions d'accès aux emplois dans l'administration, la question de la nomination des muftis est l'une des dernières revendications des Grecs musulmans. Des litiges qui ne devraient pas tarder à être résolus : le récent rapprochement gréco-turc et le désir d'Athènes de s'aligner totalement sur les pratiques de l'Union européenne en matière de droits de l'homme démontrent la bonne volonté des deux parties de progresser rapidement sur la voie du dialogue.

dimanche 3 mai 2009

Schiermonnikoog

Court séjour à Groningen pour le 1er, afin d'y voir la très belle exposition Waterhouse. Et petit détour par l'île de Schiermonnikoog, en Frise, magnifique réserve naturelle où la voiture est interdite et qu'on admire à pied ou à vélo.

mardi 21 avril 2009

La Via Egnatia

Il a fallu trois siècles aux Romains pour établir une liaison terrestre entre Rome et Byzance. Commencée au IIIème siècle avant notre ère par le censeur Claudius, la Via Egnatia fut achevée sous l'empereur Auguste quelques années avant Jésus Christ. Elle constituait le prolongement de la Via Appia, qui joignait Rome à Brindisi. La voie Egnatia, longue de huit cent kilomètres entre Dyrrachium (aujourd'hui Durrës en Albanie) et Byzance, en passant par Thessalonique (qui lui a consacré une chanson célèbre, Egnatia 406), a très vite revêtu une importance considérable puisqu'elle permettait de relier entre elles les deux villes phares de l'empire romain.

Bien plus tard, elle fut empruntée par les Croisés en route vers Jérusalem, et fut parcourue sous l'empire ottoman par des caravanes commerciales qui poussaient parfois jusqu'en Asie : la voie Egnatia était en effet l'un des prolongements occidentaux de la Route de la Soie.

Parce qu'elle traversait la Thrace de part en part, la voie Egnatia conféra à la région une vitalité économique qui n'est plus qu'un lointain souvenir. Dans le cadre des grands empires romain, byzantin puis ottoman, le couloir Xanthi-Komotini-Ferès devait l'essentiel de son dynamisme à cette route et à la proximité de Constantinople. Au début du siècle, le découpage de la Thrace mit un terme à cette vitalité. Mais depuis le début des années 2000, Athènes s'est lancé dans un gigantesque chantier autoroutier qui reliera l'Ouest à l'Est de la Grèce. Son nom : l'autoroute Egnatia. Et suite à la détente gréco-turque de ces dernières années, la Turquie se dit prête à poursuivre l'ouvrage jusqu'à Istanbul. Le censeur Claudius avait vu juste.

mercredi 21 janvier 2009

Nazim Hikmet réhabilité à titre posthume

Né à Salonique en 1901, le poète Nazim Hikmet, figure majeur de la littérature turque du XXe siècle (son oeuvre est traduite dans plusieurs langues), vient de se voir accorder à titre posthume la nationalité turque par le Conseil des ministres. Il en avait été déchu en 1951 à cause de son appartenance au mouvement marxiste. Hikmet avait passé quinze années en prison, avant de terminer sa vie en exil comme citoyen polonais et de mourir d'une attaque cardiaque à Moscou en 1963 à l'âge de 61 ans. Malgré le fait qu'il reçut le prix international de la paix en 1955, Hikmet est resté longtemps après sa mort, un personnage controversé dans son pays. Cette réhabilitation trop tardive n'en reste pas moins absurde. Au nom de quoi la Turquie peut-elle tout à coup s'approprier le génie d'un poète, l'élever au rang d'icône patrimoniale, d'exemple national, alors qu'elle n'a cessé de maudire son oeuvre de son vivant. Espérons que la Turquie fera preuve d'une même versatilité à l'égard du génocide arménien de 1915 dont elle ne reconnaît toujours pas la cruelle responsabilité.

En hommage à Hikmet, ce très beau poème mis en musique par Zülfü Livaneli, et chanté, entre autres, aux côté de Mikis Theodoralis sur l'album Together!.

Karlý kayýn ormanýnda
Yürüyorum geceleyin
Efkarlýyým efkarlýyým
Elini ver nerde elin

Memleket mi yýldýzlar mý
Gençliðim mi daha uzak
Kayýnlarýn arasýnda
Bir pencere sarý sýcak

Ben ordan geçerken biri
Amca dese gir içeri
Girip yerden selamlasam
Hane içindekileri

Yedi tepeli þehrimde
Býraktým gonca gülümü
Ne ölümden korkmak ayýp
Ne de düþünmek ölümü

lundi 15 décembre 2008

L'art entre plaisir esthétique et approche symbolique

Privilège de l'âge? Déformation due aux années qui passent? Toujours est-il qu'en vieillissant, la contemplation esthétique d'une œuvre d'art s'avère moins fondamentale que l'envie de percer le sens symbolique, la signification politique, la portée sociale de cette œuvre. Non qu'il y ait de la lassitude à laisser son œil se perdre dans l'univers infini des formes, cette jouissance reste non seulement un privilège mais une nécessité pour tout être humain, mais force est de reconnaître que cette part de plaisir s'avère purement subjective et qu’il faut manier nos enthousiasmes avec une certaine prudence parce que notre sens du beau est modelé sur des canons dont la portée est relative et donc éphémère. Car notre goût n'est jamais rien d'autre que la combinaison indicible entre une expérience personnelle, plus ou moins forte selon les cas, et les normes capricieuses et forcément fluctuantes de ce qu'on nomme "l'air du temps". Or, ces normes esthétiques que nous pensons immuables évoluent, s’aiguisent, se corrompent, de sorte que le rapport que nous entretenons avec certains chefs-d'œuvre (comme avec les créations de "petits maîtres") peut fluctuer de la même manière, par exemple, que nos sentiments amoureux. Lorsque Nietzsche proclame son adoration juvénile de la musique wagnérienne puis, plus tard sa haine pour cette même musique, à quel moment est-il le plus proche de la vérité ? Dans les deux cas, n’est-il pas d’une rare honnêteté avec lui-même ? Le caractère absurde dans lequel toute tentative de réponse nous plongerait démontre que la beauté n'est pas normative et que, comme l’avait perçu Kant, aucun concept ne permet d'en définir les contours, quand bien même le Beau serait une quête universelle pour tout un chacun. Face à nos goûts, il apparaît urgent de ne pas se vautrer dans l’esprit de système ou dans le dogmatisme fanatique des pronostics éphémères puisque nous serons les premiers à ne plus être ultérieurement en accord total avec nos classifications.

S'il est hors de question de se priver, on l'aura compris, du plaisir certes précaire qu’occasionne une œuvre d’art, son décryptage symbolique n'en reste pas moins fondamental pour l'apprécier pleinement.

Un exemple : lorsqu’on se rend à Venise, on est frappé par les proportions et le mélange de styles de l’imposante Basilique San Marco. Une fois que le regard s’est habitué à distinguer les différents langages de l’œuvre (les apports byzantins, romans, gothiques) à en mémoriser les moindres contours et que notre opinion esthétique a pris forme, il y a un plaisir tout aussi subtil à comprendre par exemple le sens que cette architecture revêt aux yeux des commanditaires et de leurs contemporains. Depuis 607, Aquilea et Grado, deux villes dans l’actuelle province du Frioul-Vénétie julienne, se disputent le contrôle de Venise, sous dépendance byzantine. En 827, le synode de Mantoue donne gain de cause à Aquilea. Afin d'assurer son indépendance, le doge Giustiniano Partecipazo crée en 828, soit à un an à peine après le synode, le mythe de la translation des restes de saint Marc en prétendant que deux marchands de Torcello ont ramené d’Alexandrie le saint caché dans de la viande de porc. Comme possesseur du corps, le doge peut ainsi aisément revendiquer une indépendance politique face à Byzance (mais aussi à Rome) et clamer la destinée de droit divin de sa cité ; la translation devient une représentation allégorique de l'unité politique de la lagune autour de sa personne. En tant qu'administrateur laïc des restes de San Marco, le doge doit pourvoir à la construction d’une nouvelle église. Les choix esthétiques répondent à leur tour à des impératifs bien ciblés : Giustiniano Partecipazo conçoit sa basilique sur le modèle du Saint-Sépulcre de Jérusalem, choix qui n’est pas anodin puisque le doge entend faire symboliquement de Venise une nouvelle Jérusalem. La basilique prend d’ailleurs une importance toute particulière à Pâques lorsque le doge et ses magistrats, reconstituent devant San Marco une allégorie de l'entrée du Christ à Jérusalem, le doge incarnant le Christ. La proximité de la basilique avec le Palais des doges n'est à son tour pas innocente : les doges étant les dépositaires du corps, leur palais est assimilé au Temple de Salomon, voisin du Saint-Sépulcre.

On pourrait développer davantage le propos mais tel n’est pas le but. Cet exemple permet de comprendre que la seule admiration plastique de l’édifice ne suffit pas. Notre plongée dans l’œuvre gagne à être amplifiée, transcendée par la perception de ses enjeux symboliques, même si, et tant pis si cela heurte les puristes, il s’agit de réduire l’art, à l’instar de toute interprétation marxiste, à des considérations qui dépassent le pur plaisir de la ligne esthétique. La démarche a tout de même ses limites. L’étude approfondie d’une œuvre n’a de sens que si, à la base, nous avons une forte empathie avec celle-ci. Sans quoi on en viendrait à se passionner pour des artistes médiocres (Jeff Koons ou Panamarenko) sous prétexte que le fatras littéraire qui accompagne leurs œuvres serait de qualité.

Enfin, quitte à paraître paradoxal, je dois admettre que, à titre personnel, l’art musical est la seule discipline artistique où cette connaissance historique n’apporte pas grand-chose à ma jubilation esthétique. Sans doute parce que l’écoute fait appel à des processus d’assimilation et de perception moins cérébraux et plus spontanés que le regard ? Cela reste encore à prouver…

lundi 8 décembre 2008

Beste Erik Van Looy and Bart De Pauw...

La dernière chronique (bimensuelle) d'Alain Gerlache dans l'excellent journal flamand "De Staandard" - une lettre ouverte à Erik Van Looy et Bart De Pauw, respectivement réalisateur et scénariste du récent film Loft, va à contre-courant des pensées univoques répandues en Flandre comme en Wallonie. Très favorablement reçue par le lectorat et l’intelligentsia flamands, cette chronique mérite d'être livrée dans sa traduction française car elle révèle clairement l'étendue du fossé qui sépare désormais francophones et néerlandophones de Belgique. Une division caricaturale et absurde, évoquée pourtant sans la moindre volonté de belgicanisme latent. Le constat est clair, tranché, radical, avec les quelques flèches d'usage décochées là où cela fait mal!

Chers Erik Van Looy et Bart De Pauw,

J’ai eu de la chance ! Et j’en suis fier, car cela semble en effet une véritable performance. J’ai visionné votre film Loft dans un cinéma wallon. J’entends par là sur le territoire wallon à Braine-l’Alleud. Je l’admets, ce n’est pas loin de la frontière linguistique. Mon ami et moi étions presque les seuls francophones dans la plus petite salle du complexe Kinepolis où le film était projeté. En néerlandais, avec des sous-titres français. Deux jours plus tard, Loft n’était déjà plus à l’affiche. Le plus grand succès de tous les temps en Flandre n’est même pas visible en Wallonie. Grâce à ces facilités culturelles, très temporaires, nous avons vu, sans avoir à nous rendre à Bruxelles ou à Louvain, un excellent thriller. C’est ça le Loft : un très bon film. De la qualité pour le grand public. Nullement une production flamande ou belge que l’on soutient par sympathie. "The proof of the cake is the eating". Et la preuve qu’un film est bon, c’est qu’on prend du plaisir à le voir.

Je trouve très dommage que les Wallons n’aient aucune chance de voir votre film. Pas seulement parce que qu’ils vont manquer quelque chose. Mais aussi parce qu’ils verraient une toute autre image de la Flandre que celle qui leur est proposée quotidiennement. Qui sont-ils les Flamands qui s'expriment dans les médias francophones ? Essentiellement des politiciens et quelques footballeurs et cyclistes. Je n'ai rien contre les politiciens et les sportifs. Mais la Flandre c’est bien plus que Bart De Wever et Tom Boonen. Loft donne une vision de la Flandre que la plupart des francophones ne connaissent même pas. Je suis certains qu’ils seraient surpris. A mille lieux de l’histoire lamentable de trois bourgmestres et de l’image revancharde d’une Flandre paranoïaque qui à vrai dire doute encore d’elle-même. Votre film prouve qu’une autre Flandre existe maintenant : moderne, ouverte, sûre d’elle, créative. Une Flandre tournée vers l’international et qui se préoccupe davantage des nouvelles tendances à New York ou Hollywood que de la langue des convocations électorales à Linkebeek.

Les francophones pensent que la Flandre est plus conservatrice que la Wallonie parce qu’elle est politiquement plus à droite. Un beau sujet de réflexion pour les politologues. Mais sur le plan culturel, la Flandre est de loin plus progressiste. Ce n’est pas par hasard que l’action [de Loft] se déroule à Anvers, aux yeux des francophones une ville réactionnaire à la limite du fascisme. Naturellement, la ville portuaire connaît de graves problèmes et des situations inacceptables. Mais Anvers est dans le domaine culturel sans doute la ville la plus dynamique de la Belgique. Que savent les Wallons du Singel, de la Nuit des Musées, de l'architecture moderne anversoise ou de Tom Lanoye ? Rien. "Few places offer such an appealing mix of classic and modern features" déclare le guide "Lonely Planet" qui classe Anvers dans le "top ten" de ses villes préférées. En Wallonie, Anvers est toujours associée à Filip Dewinter et au Zoo.

La culture est la première compétence nationale qui a été scindée. À la demande des Flamands, d'ailleurs. Vous souvenez-vous encore des Conseils Culturels, les ancêtres des parlements de nos actuelles Communautés ? Dans le contexte belge de l'époque cette décision était sans doute compréhensible. Mais un pays où la culture est divisée n'a pas d'avenir. Peut-être était-ce justement cela le but ? En tout cas, je maintiens mon point de vue : les francophones doivent aller voir Loft. Pour cela, il faudrait que le film soit montré dans la Wallonie entière et pas seulement à Bruxelles. Mais cela ne suffit pas. Même dans la capitale, peu de francophones ont vu le film.

Ce film-ci devrait être doublé. Non pas parce qu’il s’agit d’une production en néerlandais. Dans les zones linguistiques où le doublage est rentable, le public donne toujours la préférence à la version doublée. Mais il doit être parfaitement doublé : les tentatives de doublage bon marché de séries télévisées flamandes ont fait un flop en Wallonie. Ajoutons encore ceci: les films wallons eux-mêmes remportent le plus souvent très peu de succès chez nous. Par manque de talent ? Non bien sûr! Car ils sont déconnectés du grand public ? Cela a peut-être été le cas jadis mais la situation est en train de changer. En témoigne le dernier film wallon, Les Deux Chaines, réalisé par Frédéric Ledoux, par ailleurs producteur de programmes télévisés très réussis. Que nous manque-t-il donc alors ? Réfléchissons un instant. Pourquoi les films des Frères Dardenne ont-ils autant de succès ? Parce qu’ils ont d’abord été reconnus à l’étranger. Pour attirer les spectateurs de Mons ou de Namur, il faut d’abord passer par Cannes. Et décrocher la Palme d’or ! Cela en dit long sur le lancinant manque de confiance en soi des Wallons.

Donc, chers Erik et Bart, un bon conseil. Faite doubler Loft, essayer de trouver un distributeur en France, faite savoir via les médias que le film a du succès à Paris et vous pourrez le lancer en Wallonie en toute tranquillité.

Alain Gerlache
http://www.alaingerlache.be/
(traduction St.D.)

mardi 2 décembre 2008

L'orphisme : une religion du salut dans la Grèce antique

L'idée que les Grecs de l'Antiquité se font de la mort est sombre et pessimiste. Dans sa destinée postmortem, l'âme du défunt rejoint les profondeurs de l'Erèbe, elle végète, fantomatique, sans conscience de son ancienne destinée, et ne vaut guère plus que le pâle reflet d'un homme dans un lac. Tout aussi dévalorisante pour les hommes semble leur rapport aux Dieux, marqué, selon la doctrine officielle, par une infranchissable distance, une subordination aveugle dont le moindre écart donne lieu aux châtiments des grandes tragédies. Sur terre comme au ciel, il n'y a point de salut pour la condition humaine. Cette vision pessimiste a inévitablement favorisé l'émergence de courants spirituels alternatifs préoccupés, six siècles avant la naissance du Christianisme, par le salut des hommes : les religions à mystères (à commencer par ceux d'Eleusis) et les cultes orphiques en font partie.

Dans son excellente étude “Orphée et l'orphisme” (P.U.F.), Reynal Sorel livre une synthèse captivante de ce second courant. Il se penche sur des sources souvent tardives (certaines datent du IIe siècle de notre ère), complétées par la découverte récente de textes inscrits sur des lamelles en or que les archéologues ont retrouvés dans des tombeaux, aux mains de défunts.

A l'inverse de la pensée religieuse dominante, la "secte" orphique considère que l'homme a une parcelle de divin en lui : il est à la fois une émanation de Dionysos et des Titans. Le Dionysos des orphiques n'a rien avoir avec le dieu du vin et du théâtre engendré par Sémélé. Il s'agit d'une divinité conçue par Zeus avec sa fille Perséphone, gardienne des enfers. Ce Dionysos alternatif est tué et dévoré par les Titans (des entités immortelles apparues aux premiers temps de la création) qui, à leur tour foudroyés par la colère de Zeus, se transforment en émanations de fumée. Cette fumée finit par se consolider et donne naissance à l'homme.

Affligée par la mort de Dionysos, Perséphone fait appel à Orphée pour ramener son fils à la vie, car lui seul, pour avoir tenté de libérer Eurydice des enfers, connaît les secrets des enfers et la bonne marche à suivre pour guider les hommes vers le séjour des bienheureux, leur permettre de s'assimiler au divin et les empêcher d'errer dans l'Hadès comme de vulgaires ombres inconsistantes privées de sens et de mémoire. L'âme du défunt non initié est impure, elle doit continuer à se réincarner, sous forme animale, végétale ou humaine jusqu'à ce qu'elle soit mise en contact avec les mystères orphiques qui l'aideront à former un tout avec les Dieux.

Une des grandes leçons de la tradition orphique est de considérer que l'âme de l'homme est immortelle quand bien même, au départ, elle entachée par la souillure des Titans. Le salut (c'est-à-dire l'assimilation au divin dans le royaume des morts) s'obtient par la pratique de la purification, autrement dit par diverses ascèses quotidiennes qui font partie intégrante de l'initiation orphique. Parmi celles-ci, le refus des meurtres, du suicide ou des sacrifices animaliers (réminiscence pour Perséphone de la mort de son fils), le végétarisme (qui découle du renoncement aux sacrifices) ou encore l'interdiction d'inhumer les cadavres dans un linceul de laine, fibre d'origine animale...

Précaution ultime, l'initié doit être enterré avec des textes (les fameuses tablettes en or retrouvées dans les tombes) qui rappelleront le chemin à suivre pour accéder au salut : il s'agit pour lui de prendre, une fois arrivé aux enfers, la route de droite qui mène aux eaux de Mnémosyne (la mémoire) où il s'abreuvera en récitant la formule "Je suis desséché de soif et je meurs". Il pourra ainsi se souvenir de sa vie terrestre et rompre le cycle des réincarnations. Sans ces tablettes, le mort partira sur la gauche, boira les eaux du Lethé (l'oubli) et sera condamné à renaître une fois encore. Ces tablettes permettent enfin de réciter à les formules consacrées à
Perséphone pour que l'âme renoue éternellement avec sa part de divinité : "Je suis fils de la terre et du ciel étoilé" : "Pure, je viens d'entre les purs, ô reine des enfers" ; "Je me suis envolé du cycle insupportable des douleurs [celui de la métempsychose vécue comme une condamnation].

Les premiers chrétiens savent, qu'à l'instar du Christ, Orphée assure aux défunts une immortalité bienheureuse, raison pour laquelle les deux personnages sont véritablement confondus dans les catacombes : Jésus est figuré sous les traits d'un berger (parfois muni d'une lyre). Une assimilation bien utile au temps des premiers martyrs (tout chrétien infiltré peut se revendiquer ainsi du paganisme orphique) mais surtout une reconnaissance de cette filiation commune dans la quête d'un au-delà salvateur.


lundi 24 novembre 2008

Thessaloniki mou glykia

Thessaloniki, Salonique, Selanik, Solûn... Que d'appellations pour cette métropole macédonienne fondée par Cassandre, un des beaux-frères d’Alexandre le Grand. Autant de noms qu’il y eut de peuples pour la convoiter par les armes ou se la partager pacifiquement. Possession romaine, cœur économique de l'empire byzantin, centre de l’orthodoxie, haut lieu de la culture séfarade, place-forte vénitienne, dépendance ottomane, possession bulgare, Salonique garde aujourd’hui encore les traces de ces strates culturelles malgré un tissu urbain affreusement grignoté par le béton. Les classiques de la chanson grecque louent sa beauté (« Omorphi Thessaloniki », « Thessaloniki mou glykia ») ; on appréciera tout au plus le charme de sa Tour blanche, symbole de la ville, et son animation vertigineuse aux heures les plus avancées de la nuit, statut de noctambule que ses citoyens revendiquent avec une certaine fierté et qui n’a pas d’équivalent dans le pays.

Pour ma part, je préfère les matinées de Salonique qui sont comme les brumes d’un demi-sommeil. Les rues, transformées en havre de tranquillité nous font sentir plus léger, seule le militantisme séculaire de l’église orthodoxe, au garde à vous dès l’aube, structure quelque peu cette tranche de la journée lymphatique et, pour certains, inutile. Dans la vieille ville, malgré le grand incendie de 1917 qui ravagea deux tiers de sa surface, on découvre les bastions de l'orthodoxie à travers pas moins d'une trentaine de belles églises byzantines aux plans et aux décors des plus imaginatifs (les Saints-Apôtre, Sainte-Catherine, Saint-Dimitri, Saint-David, l’Acheiropteros, Saint-Nicolas Orphanos, Sainte-Sophie). Chacune s’anime de la procession des veuves noires coiffées de l’indéfectible fichu, du ballet des vieillards tenant d’une main leur canne (le « bastouni ») et de l’autre le « komboloï » (chapelet aux perles d’ambre). Tous recouvrent de leurs baisers pieux les icônes impassibles des narthex et des iconostases, à la lueur de centaines de cierges qui mêlent leurs fumées délicates aux vapeurs du plus capiteux des encens.

Proximité du Mont Athos oblige, les Thessaloniciens sont dans l’ensemble incroyablement plus bigots et religieux qu’ailleurs : ils se signent en rue, à table, en voiture, en bus, au musée, ils multiplient ces simagrées devant le porche de chaque église, invoquent une dizaine de saints par jour et font les choux gras des marchands d’icônes, des vendeurs de bougies et des librairies religieuses. Conséquence indirecte de cette implantation religieuse, les monuments ottomans (quelques superbes mosquées et d’imposants hammams), conçus entre 1430 et 1912 lorsque Thessalonique était aux mains des Turcs et portait le nom de Selanik (appellation qu’il vaut mieux éviter avec les Grecs), souffrent d’un inexplicable désintérêt : ils sont pour la plupart laissés à l’abandon, rarement restaurés, plus rarement encore utilisés comme centres d’exposition ou surface commerciale. Il ne peut s’agir que d’indifférence puisqu’il y n’a plus d’hostilité depuis longtemps à l’encontre des Turcs. Les Thessaloniciens d'aujourd'hui n’hésitent pas à rappeler par exemple qu’Atatürk est né dans leur ville, dans une jolie bâtisse intégrée aujourd’hui au consulat de Turquie et qu’on peut visiter en toute facilité.

Lorsque, à la mi-journée, le brouhaha des voitures envahit la ville basse (un quadrilatère de larges avenues commerciales qui jouxtent le front de mer), il faut interrompre le parcours des églises ou la promenade à travers les vestiges romains et le Mausolée de Galère pour se réfugier dans le somptueux musée d'art byzantin (l'un des plus riches et de plus beaux musée au monde) à moins, si le temps le permet, d'aller se perdre dans la ville haute, au tracé plus chaotique. Le parcours de l' « ano poli » fut pour moi l’occasion de retrouver la maison d’enfance de ma mère, rue Raktivan, à côté de la préfecture (l'imposant « dikitirio »), dans un quartier pauvre qui vit débarquer des milliers de Grecs de Smyrne et d’ailleurs échangés contre les Turcs de Grèce lors de la « Grande Catastrophe » de 1922.

Non loin de là, dans une solitude délectable, on parcourt d'étroites ruelles montantes, pavées à l’ancienne et parsemées d'anciennes demeures ottomanes aux balcons en bois décrépits, on croise pour seuls passants quelques chats faméliques qui vous scrutent avec indifférence, avant d'arriver à l'acropole, troisième pallier de la ville, jusqu'à la forteresse aux sept tours, l'heptapyrgion ("yedi kule" en turc, appellation évoquée dans de nombreuses chansons), un ancien fort tombé en désuétude qui fut, jusqu'en 1989, la prison principale de la ville. De la forteresse, on aperçoit le tracé des antiques murailles et surtout ces nombreuses collines noircies par une marée d’habitations à perte de vue qui donnent le vertige.


La nuit, les autochtones se retrouvent dans les restaurants et cafés branchés du front de mer, déambulent près de l’arcade de Galère, des « ladadakia » (anciens comptoirs d’huile – « ladi » - transformés en tavernes) ou sur l'immense Platia Aristotelous (Place Aristote), magnifique ensemble néoclassique qui accueille à la mi-novembre, le 49e Festival du film de Salonique (j'ai eu la chance d'y rencontrer un des Dardenne présent dans la ville pour la sortie grecque du Silence de Lorna). Curiosité gastronomique oblige, il ne faut pas manquer de déguster les copieux « bougatza », pâtes feuilletées locales farcies à la viande, au fromage ou à la crème anglaise et de siroter le « salepi », une délicieuse boisson chaude, à la texture visqueuse, légèrement sucrée et délicatement parfumée à la fleur d’orchidée, au girofle ou à la cannelle. Enfin, une soirée réussie se termine dans les tavernes enfumées du vieux marché, où l’on s’enivre aux sons de vieux « rebetika » indémodables, un verre de ouzo à la main.

samedi 8 novembre 2008

Qalb Lozé, Qirqbizé et Antioche

Si mon tempérament citadin se satisfait de l'agitation urbaine, j'avoue avoir aussi un faible pour l'arrière-pays alépin. Sa nature exceptionnelle, caillouteuse et vallonnée, teintée du rouge sang de sa terre ferrugineuse, est ombragée par une infinité d'oliviers ravissants qui font la fierté de la nation. La région est parsemée de centaines de "villes mortes", des villages byzantins conçus entre le Ve et le XIIe siècle et mystérieusement désertés en plein Moyen-Âge, qui livrent des architectures de pierre fascinantes. J'ai eu l'occasion de retrouver Qalb Lozé (littéralement le "cœur de l'amande"), siège de la première église chrétienne de Syrie, une magnifique basilique à trois nefs perdue dans les montagnes et décorées de moulures florales d'une finesse exquise). Le lieu, d'une tranquilité inouïe s'anime lorsqu'un étranger s'y arrête. Des dizaines d'enfants druzes sortent alors de je ne sais où pour quémander tantôt un stylo, tantôt des bonbons ou quelque sou encore.

A deux pas de Qalb Lozé, mon taxi nous arrête au village-fantôme de Qirqbizé dont l'église du IVe siècle est remarquablement conservée. Au loin une nature vaste et silencieuse qui porte le regard vers la Turquie. Celle-ci est est d'ailleurs à notre programme, nous partons une journée durant voir Antioche (un vieux rêve), ville mythique à 105 km de Alep (il faut compter trois heures pour y arriver), qui s'avère tout de même un rien décevante, traversée par un Oronte pollué et transformée en bourgade moderne sans grand charme. Qu'à cela ne tienne, nous sommes contents de pouvoir parler en turc (privilège qu'Alep accorde également) et de faire un détour par le très riche musée des mosaïques romaines (principalement des pièces du IIe au Ve siècle PCN) comme par la Sampiere Kilisse (l'église de Saint-Pierre), le tout premier édifice religieux de la chrétienté, creusé dans une paroi montagneuse à l'abri des regards. Sans avoir la foi, on ne peut que vibrer à l'intérieur de cette caverne verdâtres, couverte de mousses, d'un pavement de mosaïques fortement endommagées et d'un autel de pierre où sont gravés l'Alpha et l'Oméga.

Après plusieurs jours de visites intenses, je rentre émerveillé par tant de beautés et par des rencontres d'une inoubliable humanité, prêt toutefois à boucler mes bagages pour un imminent départ à Salonique, à la découverte de la Macédoine et des lieux qui ont bercé l'enfance de ma mère.

dimanche 2 novembre 2008

Alep la magnifique

Je quitte Damas avec une légère tristesse que le torrent de l'agitation alépine va tôt faire de dissiper. La ville extraordinairement cosmopolite est un îlot de tolérance raciale et religieuse. Toutes les confessions cohabitent dans une parfaite harmonie, on a un plaisir fou à passer des temples maronites aux églises grecques - catholiques ou orthodoxes - en passant par la vieille synagogue, les lieux de culte des communautés syriaques et, bien sûr, les innombrables monuments érigés par l'islam. Alep peut s'enorgueillir de posséder l'un des plus formidables quartiers arméniens du monde, celui de Jdaydah, cœur économique de la ville, où l'on peut voir aussi les plus belles habitations traditionnelles du coin.

Les journées à Alep sont longues et intenses. En compagnie de Colette, j'ai pris un certain plaisir à revisiter la Citadelle dont les remparts millénaires offrent une vue imprenable sur la métropole, à rêver au Musée archéologique toujours aussi figé dans une muséologie antédiluvienne que ne méritent pas les innombrables trésors de Mari, d'Ebla, d'Ougarit ou de Tell Halaf. J'ai exploré des heures le dédale des souks pluricentenaires à la recherche du plus précieux des savons de la ville (estampillé aux huit étoiles), visité dans ses moindres recoins le site protégé du vieil Alep, riche de belles medresas en pierre blanche, de bimaristanes magnifiques (ces hôpitaux psychiatriques où les médecins du Moyen-Âge soignaient la folie des patients aux sons des instruments de musique et du murmure des fontaines), de savonneries gigantesques où l'on s'immisce clandestinement sous le regard bienveillant des ouvriers du coin, de caravansérails désordonnés dont l'activité incessante remonte à la nuit des temps. Je n'ai pu manquer de faire un crochet par le quartier des artisans, au Nord de la Citadelle, où des centaines d'ouvriers, pratiquent, pignon sur rue, avec une fierté rare et une dignité admirable, des métiers dont on a oublié ailleurs l'existence ou de visiter enfin (merci Madeleine), après m'être péniblement rendu dans un quartier populaire totalement inconnu et infréquentable!, la sublime mosquée "Al Fardous" (littéralement "du paradis") qui séduit par son iwan gigantesque et ses colonnes en pierre rose dont les subtilités chromatiques gagnent à être vues au coucher du soleil.

Alep est une ville d'art exceptionnelle. C'est aussi une cité gastronomique qui impose au voyageur gourmand ses rituels particuliers : il s'agit notamment de ne pas manquer à midi les gargotes populaires qui servent de succulents plats en sauce accompagnés de blé concassé (on y mange avec les doigts!). L'après-midi, on déguste de délicieux jus de kakis, de grenades, d'oranges ou de mûres introuvables ailleurs. Le soir, on succombe au raffinement des grandes tables du quartier arménien : installés dans un cadre magique, les restaurants Sisi, Wakil ou Yasmeen proposent depuis des décennies leurs mets exceptionnels que l'on déguste aux sons live du luth alépin : il ne faut manquer pour rien au monde la purée d'aubergines parfumée au jus de grenade, la cervelle d'agneau au citron, le homos nappé à l'huile d'olive et décoré de carrés de viande, les böreks au soudjouk (salami) piquant, les köftas à la menthe, la purée d'ail, les feuilles de vigne farcies au riz et raisins secs, le fromage kurde cuit au four, les taboulés rafraîchissants copieusement garnis de persil, les boulettes de viande marinées dans une sauce à la cerise (la spécialité de la ville). Mes soirées se terminent généralement, un verre d'arak à la main, au bar du mythique hôtel Baron, établissement construit en 1911 par une ancienne famille arménienne, qui peut se targuer d'avoir reçu Agatha Christie (elle y a écrit Meurtre en Mésopotamie), Lawrence d'Arabie, Charles Lindbergh, Charles De Gaulle et tant d'autres. Le Baron est mon indéfectible point de chute dans la ville, j'aime me mêler à sa clientèle cosmopolite et cultivée qui envahit les salons élégants de l'hôtel en fin de soirée, j'aime encore bavarder avec l'adorable "Madame Lucine" ou avec l'inimitable "Monsieur Walid", véritable maître des lieux, qui propose à longueur de journée ses mille et une roublardises aux clients à moins qu'il ne corrige vos rudiments d'arabe. A la tombée de la nuit, la terrasse du Baron est un coin de lecture unique pour se replonger avec ferveur dans les vies des anachorètes syriens magnifiquement contées par Jacques Lacarrière.

lundi 27 octobre 2008

Sur les traces de Paul à Damas

J'entame déjà mon troisième voyage en Syrie, pays qui, contre toute attente, devient une nouvelle patrie adoptive. Le voyage s'effectue par la Turquie, l'escale à Istanbul permet de mesurer tout le dynamisme économique déployé pour se rapprocher de l'Europe (les prix ne sont affichés qu'en euro!), la modernité et les normes dignes des plus grands aéroports internationaux impressionnent.

A peine ai-je le temps d'atterrir à Alep, de poser mes bagages au Baron, de dormir trois petites heures d'un sommeil tout agité que je file dès l'aurore à Damas par le premier train. Si je ne le fais pas illico, il s'avèrera impensable d'entreprendre ce voyage plus tard : Alep exerce un tel pouvoir d'attraction qu'il est pratiquement impossible de s'en défaire après les premières heures à son contact.

A mon arrivée, les rythmes de l'Orient reprennent le dessus. Tout est fluctuant, imprécis, désorganisé, irrationnel. Il faut éviter de poser des questions claires en matière d'horaires, de distances, de parcours - on obtient autant de réponses que l'on a d'interlocuteurs - et d'apprendre à se dire que les choses adviendront lorsqu'elles devront arriver. Il faut encore oublier de remonter son horloge biologique d'homme occidental, infiniment précise et calibrée, et se laisser couler dans une insouciante nonchalance dictée par on ne sait qu'elle Providence qui a prévu d'avance le cours de nos agissements. Nul homme n'a de pouvoirs sur le fil de sa destinée, chacun subit, sans imaginer une seconde mettre en branle l'orgueilleuse machine de son hybris (la "démesure" des héros de la Grèce antique). Tout se vit dans une soumission sereine qui n'a rien de passif pour autant. Les choses étant écrites d'avance, l'Oriental se lance à bras le corps dans ce qu'il doit accomplir, dans un mélange subtil d'imprudence et de virtuosité. Il suffit d'observer les chauffeurs de car pour s'en convaincre. Protégés comme il se doit par les bons soins de la divinité, ils font montre d'une conduite qui tient autant de l'inconscience meurtrière que du génie automobile. Après avoir pris le thé à l'invitation de quelques employés de la gare d'Alep, je monte dans le train pour Damas, d'une irréprochable propreté. Il avance avec lenteur et traverse des paysages désertiques interrompus par de rares villages misérables dont les maisons, des carcasses de pierre complètement ruinées, laissent difficilement imaginer que des familles entières vivent là. Le train fait un dernier arrêt à Dmair, ville endormie sur le chemin de Palmyre où j'ai pu admirer jadis le mieux conservé des temples gréco-romains et ses nombreuses ruelles étouffantes aux maisons de fortune.

Au terme de ce vagabondage ferroviaire qui aura duré des heures, Damas s'offre à la vue dans toute son orgueilleuse splendeur. L'incroyable esplanade des Omeyyades et sa belle cour dallée de marbre blanc qui combine le jeu des pleins et des vides à en donner le vertige, justifie à elle seule ce périple irréaliste. Comment ne pas connaître l'ivresse lorsqu'on contemple les innombrables mosaïques du lieu, dont la végétation luxuriante offre un avant-goût du Paradis?

Surpeuplée, Damas n'a rien perdu de son agitation. Pour ma part, je préfère la sérénité du chemin de saint Paul dont je poursuis l'itinéraire jusqu'à la tombée du jour. Lorsqu'il fait nuit, les ruelles du vieux Damas sont méconnaissables, en particulier la grande artère du Souk Hamidiyeh. Vidée de ses foules d'acheteurs et de marchands, traversée par de rares taxis (chose impossible en journée), elle révèle avec force la suprême grandeur de sa toiture en tôle ondulée, une vaste courbe de plusieurs centaines de mètres de long criblée du trou des tirs de l'armée arabe. Pour peu qu'un rayon de lune soit au rendez-vous, chacune des perforations donne à cette couverture au galbe puissant l'aspect d'une voûte remplie d'étoiles.

Non loin de là, je retrouve les jardins de l'ancienne gare de Hedjaz, transformé en une impressionnante "taverne" où je m'arrête pour fumer un délicieux narghilé parfumé à la pomme, entouré par des centaines d'hommes qui sirotent leur thé, jouent aux cartes, entament des parties de tavla (le tric-trac local), grignotent des fruits secs grillés qui ressemblent à des graines de café aplaties, se font servir d'énormes "crêpes" fourrées à la banane, aux amandes et au chocolat, à la lueur de néons obliques alignés avec une extrême précision au point d'avoir l'aspect incongru d'une installation de Dan Flavin. Ce lieu enfumé et bruyant ainsi que les ruelles calmes parcourues un peu plus tôt sont la cause d'un bonheur pur et absolu que l'on connaît rarement au cours d'une vie.

lundi 20 octobre 2008

Cenerentola au TRM : la montagne qui accouche de souris



Lorsqu'une maison d'opéra comme le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles programme La Cenerentola de Rossini, une double ivresse se fait attendre : celle de voir un spectacle débridé qui en jette par sa féerie, celle d'entendre le plus euphorisant des opéras servi sur un plateau (musical) d'argent. Une double promesse que ni la mise en scène du Catalan Joan Font ni la conception musicale problématique de Marc Minkowski, dont c’est le premier Rossini à la scène, n'auront tenue.


A vrai dire, rarement le TRM, qui aime pourtant les degrés de lecture multiples (en particulier dans les opéras à lisibilité complexe), n’aura présenté une vision aussi ordinaire et basique d’un conte pourtant connu de tous. Deux optiques sont salutaires aujourd’hui pour monter La Cenerentola : on peut soit concevoir l’histoire comme un drame réaliste sur fond de misère et de discrimination sociale ; soit au contraire jouer la carte de la magie et de l’enchantement, à l’aide de décors chatoyants, de costumes précieux et d’une assistance technologique poussée qui culminerait au moment où le mage Alidoro permet à Cendrillon d’aller au bal.


A part les éclairages très réussis du château et deux ou trois gags plutôt réduits, on ne trouve rien de tout cela chez Joan Font qui préfère se complaire dans le vieil esprit de la farce : il traite ses personnages en marionnettes, les affuble de costumes caricaturaux taillés dans le tissu d’anciennes arlequinades, il force le trait comique là où livret et musique sont suffisamment explicites pour éviter ces redondances éculées qui ont fait les beaux jours des petits théâtres d’Italie. Sentant que ses jeux de scène se perdent dans le grand vide du foyer de Don Magnifico, Font comble l’ennui visuel à l’aide de gentilles souris géantes qui observent le plus souvent l’action, à moins qu’elles ne servent au passage d’accessoiristes. Ont-elles un sens symbolique ? Sont-elles la matérialisation de l’humilité de Cendrillon, discrète et mesurée dans tous les contextes sociaux ? On en sait trop rien ! Leur utilité dramaturgique est à peu près comparable à celles des textos de spectateurs qui défilent inlassablement sur les clips de MTV.


Marc Minkowski - que l’on a connu plus en forme - peine dans le premier acte : ses troupes manquent de cohésion, il laisse tonitruer les vents (le pompon revient au piccolo aussi puissant que cinq chanteurs réunis !) et souffre surtout d’une incompréhension évidente de la forme musicale. En réalité, on sent clairement que Minkowski ne parvient pas à structurer les airs et les scènes d’ensemble, conçus sur le modèle quadripartite du pezzo chiuso - introduzione, cavatina, tempo di mezzo, cabaletta - en vigueur dans toute la première moitié du XIXe siècle en Italie. Les introductions sont statiques, les cavatines (et plus particulièrement les passages où l’action est totalement suspendue) sont étirées à outrance (cela peut fonctionner dans Mozart, mais pas avec Rossini), le tempo di mezzo oublie de rallumer ses phares, les cabalettes enfin pétaradent, trop vite et un peu tard pour être crédibles, sans que le chef ne parvienne à doser l’alchimie rythmique du crescendo. Privées de ces accélérations infinitésimales qui enfièvrent les sens jusqu’à l’hystérie, les fins d’arias ou de scènes versent rapidement dans la monotonie. Plus resserrée et fluide dans le deuxième acte, la musique s’emballe un peu plus sans convaincre pour autant.


Du côté des chanteurs, assez inégaux pour la plupart, on oubliera le Don Magnifico fade de Donato di Stefano, l’Alidoro court et nasal d’Ugo Guagliardo (il ne suffit pas d’être habillé comme Sarastro, il faut encore en avoir la profondeur vocale), les Clorinda et Tisbe monochromes des sœurs Milanesi (non, elles ne sortent pas d’un roman de Stendhal) pour retenir en tout premier lieu le Ramiro exceptionnel du Mexicain Javier Camarena, l’une des plus belles voix de ténor du moment, qui allie une rare suavité belcantiste à une puissance fébrile et radieuse et un charisme éblouissant. La mezzo espagnole Silvia Tro Santafé a énormément de noblesse dans le rôle-titre (et la petite touche de la froideur qui sied à sa future fonction royale) ; son timbre pur et profond (proche de celui d’Agnès Baltsa) et sa finesse musicale surmontent les moindres pièges de la technique colorature, son jeu sobre est touchant et humain à la fois. Lorsqu’il se cantonne au registre de la pantalonnade, le baryton belge Lionel Lhote se révèle admirable de naturel et d’intelligence, servi par des moyens d’une facilité déconcertante (il déjoue à merveille tous les pièges de Rossini) et par une voix splendide dont le grain est parfait pour le rôle de Dandini. Chapeau enfin aux choristes de la Monnaie dont on saluera l’énergie, les couleurs variées et l’impeccable diction.


lundi 13 octobre 2008

Salomé débarque à Kinepolis

Marathon culturel ce week-end à Liège entre la belle exposition Gustave Serrurier-Bovy au Musée d'Art Moderne (l'un des pionniers du designer industriel), les concerts de l'OPL (interprétation et programme magnifiques vendredi soir), les interviews de deux compositeurs élèves dans la classe de Michel Fourgon (Delphine Derochette et Jonathan Aussems dont l'OPL a créé la première œuvre pour orchestre), la Salomé du Metropolitan de New York (en direct à Kinepolis), la Biennale liégeoise du design éclatée avec plus ou moins de bonheur dans une multitude de lieux (on retiendra néanmoins le travail de l'atelier "Anverre" au Musée d'Ansembourg, de superbes vases et verres magnifiés par les installations florales de Daniel Ost), avec un constat général : la jeune génération de designers et compositeurs liégeois a trop les yeux rivés vers le passé, il lui manque l'audace, la provocation, la fantaisie et un détachement certain à l'égard du public pour parvenir à imaginer des créations nouvelles et fortes.

Contre toute attente, l'expérience la plus novatrice aura été la transmission en direct de New York. Non que la mise en scène de Jürge Flimm (datée de 2004) et l'interprétation musicale fussent d'une qualité suprême, mais les conditions de représentations offrent un potentiel inédit.

Transposé dans la Judée contemporaine, le palais d'Hérode évoque par son clinquant vulgaire les hôtels pour nouveaux riches du Proche-Orient de l'an 2000 (une incommensurable insulte au raffinement oriental). La cour du Tétrarque est une jet set contemporaine en tenue de soirée, décadente par son luxe tapageur, méprisable par sa nonchalance superficielle, elle se partage entre l'ennui de vivre et l'ivresse éthylique. Si la concrétisation matérielle de cet univers est plastiquement laide et vulgaire (terrasse en plexiglas et escalier tubulaire en inox obligent), si les anges de la mort gagneraient plus à être évoqués par l'imagination que matérialisés par les faits, le parti pris de l'actualisation tient la route.

On ne peut en dire autant de la direction de Patrick Summers. Ni haletante ni vénéneuse, sa conception a laissé le minimum de sensualité vital au vestiaire, faisant presque oublier que Salomé est une formidable leçon d'orchestration. S'ajoutent à la déception le Jochanaan épais de Juha Uusitalo dont l'intonation trop basse est un supplice bien pire que sa décollation, l'Hérode vocalement fatigué et court de Kim Begley, et dans une moindre mesure la Salomé de Karita Mattila qui n'a ni la voix et ni le physique du rôle (on la prendrait pour la mère d'Hérodiade) mais qui parvient, le choc du premier quart d'heure de rides passé, à envoûter par son jeu scénique et son extraordinaire don de soi.

Toutes ces "scories" sont pourtant balayées par la grande triomphatrice de la soirée : la diffusion d'un opéra en direct dans une salle de cinéma. A l'inverse d'une transmission à la télé ou d'une projection en DVD, l'expérience est complètement différente : l'écran géant redimensionne la scène à sa juste mesure, les personnages évoluent dans un espace enfin plausible et supportable à l'œil, les gros plans décuplent la moindre expression et le moindre jeu des acteurs, étonnement développés pour la cause (une des raisons qui rendent Karita Mattila, malgré ses défauts, exceptionnelles). La mise en image ultra soignée permet des plans quasi cinématographiques, les points de vue multiples réalisés par une foule de micro-caméras, les angles inédits, les perspectives nouvelles cassent l'axe frontal traditionnel, créant une dynamique supplémentaire qui, dans les moments cruciaux, tient en haleine. L'effet est sidérant!

La qualité sonore ne manque pas d'attraits. Diffusée en haute définition, la musique enveloppe le spectateur dans un bain de sons puissants et vibrants irréalisables au moyen d'un home cinéma. Certes, pour un amateur d'opéra la perception de l'orchestre est déroutante, la spatialisation des instruments est gommée au profit d'un son plus compact et global, qui ne tient pas nécessairement compte des équilibres réels, les acteurs chantent au même volume au centre de l'image acoustique, mais l'on s'habitue très vite à ces conditions. Le résultat, proche de la perception acoustique de toute musique de film, reste cent fois supérieur à l'écoute en salle d'un mauvais orchestre de fosse dans un médiocre opéra de province. Enfin, la magie du direct est aussi incomparablement plus forte au cinéma qu'à la télévision et on frémit à la vue de Mattila interviewée devant sa loge, rejoignant avec angoisse la scène, embrassant avec chaleur ses collègues de plateau à quelques secondes du lever de rideau. Les applaudissement de ce cher public new-yorkais sont plus réels que nature, ils résonnent autour de nous et donnent l'illusion, le temps d'un instant, d'être avec lui à Manhattan. Là encore des sensations inédites impossibles avec la télévision.

Cette projection de Salomé est une première pour le Kinepolis de Liège (comme pour celui de Waterloo-Braine, Bruxelles a déjà inauguré l'expérience la saison dernière). Une dizaine d'opéras (et non des moindres) sera proposée au cours de la saison, à commencer par Doctor Atomic de John Adams le 8 novembre prochain. Sans nécessairement chercher à démocratiser l'opéra, l'institution vise incontestablement une nouvelle clientèle et mise sur une certaine forme de prestige : le spectateur reçoit une coupe de champagne en arrivant, le synopsis (en anglais) est distribué, le personnel est aux petits soins.

La nouveauté du concept et le coût élevé de la projection (le double d'une place de cinéma) n'ont rassemblé samedi soir qu'une vingtaine de spectateurs parmi lesquelles le directeur de l'Opéra Royal de Wallonie dont on se demande s'il aura vécu l'événement comme de la concurrence ou, au contraire, comme une formidable opportunité de synergie entre les deux institutions. Comment ne pas espérer en effet que les maisons d'opéra s'approprient dans un futur proche le projet, qu'elles dotent leurs salles d'écrans géants et de technologies sonores avancées, qu'elles complètent leur saison par des projections venues des quatre coins de la planète, qu'elles constituent des réseaux de coproductions ciné-opératiques. Ce serait aussi une incroyable opportunité pour des festivals élitistes comme Bayreuth, Salzbourg, Glyndebourne ou Aix d'être mis à la portée de tous. Tout cela annonce incontestablement le début d'une ère nouvelle pour l'histoire des maisons d'opéra...

www.metopera.org/hdLive

lundi 6 octobre 2008

Madeleine, Abdallah et les monuments d'Alep

Dans quelques jours, j'entamerai mon troisième voyage à Alep avec mon amie Colette. Pestant à l'idée de ne trouver en langue française aucun guide spécialisé sur les ruelles et les souks de la vieille ville, je suis tombé des nues cette semaine lorsque en trouvant sur mon bureau un magnifique ouvrage intitulé Monuments historiques d'Alep d'Abdallah Hadjar, traduit par Madeleine Trokay, une amie archéologue liégeoise, spécialiste de la Syrie du haut de ses 86 ans (et fan de l'OPL). Cet opuscule, apporté à l'Orchestre par la traductrice en personne, me touche à plus d'un titre. Madeleine fréquente la Syrie depuis la fin des années 60, à la demande du professeur André Finet (Université Libre de Bruxelles) qui l'invita à participer à la mission archéologique sur le site de Tell Kannâs.

C'est à ses côtés et en compagnie de Colette (déjà!) et de Pascale (une amie française rencontrée quelques années plus tôt en Turquie) que j'ai découvert le Nord de la Syrie au cours de l'été 1996 ; je revenais d'un long périple solitaire en Jordanie qui avait pris fin à Pétra, j'avais fait escale dans la vilaine Amman pour prendre un taxi en direction de Damas. Passé la frontière, après seulement une heure de contrôle du véhicule et des bagages, j'arrivai dans le chaos déplaisant de Damas en pleine heure de pointe. Je pris un bus d'un autre âge qui traversa des villages poussiéreux peuplés d'enfants loqueteux aux cheveux en bataille, des hameaux vétustes et des bastions d'intégrisme gardés par des barbus à l'œil noir, des routes désertiques dont les silences inquiétants laissaient présager je ne sais quelle catastrophe. Rien ne donnait envie de s'arrêter, de rester, de prolonger un voyage déjà trop long. Le coup de blues, amplifié par une longue fatigue, ne fit qu'accentuer un sentiment d'hostilité à l'égard de ce nouveau pays. Et puis, après ces quelques heures de méfiance inopportune et d'inquiétude malvenue ce fut, à la tombée de la nuit, la révélation : une des plus belles métropoles de l'Orient s'offrait tout à coup en spectacle, avec toute la générosité, l'élégance et le raffinement des centres cosmopolites qui jalonnent la Route de la soie. Autant Damas, en raison de son statut de ville sainte, m'était apparue inhospitalière et fermée aux étrangers (impression démentie lors d'un nouveau voyage, l'an dernier), autant Alep, de par ses racines marchandes, cultivait le brassage ethnique et religieux dans un esprit de cohabitation qui me parut exemplaire. Je m'y suis senti immédiatement chez moi, sentiment amplifié par le bonheur d'y retrouver mes amies à la terrasse de l'élégant hôtel Baron, animée par les sons envoûtants du luth aleppin...

Encore fallait-il y faire le "tour du propriétaire"... Madeleine, épaulée par son vieux complice de toujours, Abdallah Hadjar, un ingénieur civil chrétien reconverti dans l'archéologie qui peut se targuer d'être la plus grande autorité nationale dans la connaissance patrimoniale de la Syrie du Nord, nous fit découvrir les trésors cachés de la région : outre Alep, il y avait Ebla et sa "bibliothèque cunéiforme", Saint-Siméon et son indécrottable stylite, Maaret-an-Nouman et ses mosaïques virtuoses, Cyrrus et son théâtre en ruine, Aïn-Dara et ses lions néo-hittites, l'Euphrate et ses reflets d'émeraude, la ronde des "villes mortes" et ses beautés spectrales.

Madeleine et Abdallah nous ont consacré de longues journées à l'étude des particularités architecturales du vieil Alep (à l'époque en pleine résurrection), à la visite des souks (les plus grands du monde et parmi les plus anciens) et de leurs khans (ces superbes caravansérails transformés pour certains en consulat au XIXe siècle), à la découverte des maisons traditionnelles de Jdaydé, de complexes religieux de confessions multiples, de centres médicaux en activité depuis le Moyen-âge, de fabriques de savon qui embaument l'olive et le laurier, tout en nous expliquant les particularités des styles "ayyoubide", "omeyyade", "mamelouke", en nous replongeant dans les périodes du pouvoir ottoman, du Mandat français, de la domination égyptienne. Et, de quoi joindre l'utile à l'agréable, Abdallah nous convia plus d'une fois chez lui, dans le quartier résidentiel d'Azizié, pour nous faire goûter la succulente cuisine de son épouse Mouna et nous faire vivre, en direct, la chaleureuse atmosphère d'une famille chrétienne de Syrie.

Le guide d'Abdallah, organisé en itinéraires denses et fouillés que clarifient de nombreuses cartes et une iconographie soignée, contient tout ce savoir. La traduction de Madeleine orne ce livre de la plus précieuse des étoffes verbales. Une fois de plus, l'une et l'autre vont nous plonger dans bien des souvenirs et nous permettre encore de nombreuses découvertes.

Merci Madeleine pour ce cadeau d'une valeur affective et scientifique inestimables...!

lundi 29 septembre 2008

Constantin Meunier à Séville

L'exposition "Constantin Meunier en l'Andalousie" vient d'ouvrir ses portes au Musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Elle propose jusqu'au 4 janvier 2009 un corpus de quelques 75 esquisses et tableaux dont l'intérêt est davantage lié aux nouvelles perspectives dans la connaissance de l'histoire sociale de l'art belge qu'à la qualité intrinsèque des pièces exposées.

A partir des années 1880, après s'être illustré dans la peinture religieuse, Constantin Meunier (1831-1905) s'impose dans les salons de peinture comme le chantre de la condition ouvrière : il forge et fixe l'iconographie des masses laborieuses parties en guerre contre les méfaits de la révolution industrielle. Sa notoriété est telle que le gouvernement, en la personne de son ami le critique d'art Jean Rousseau, apologue de l'avant-garde et "accessoirement" directeur de l'Administration des Beaux-Arts, lui demande de réaliser une copie à l'identique de la sublime Descente de croix de Pedro Campaña conservée à la Cathédrale de Séville, une œuvre qui fait beaucoup parler d'elle à partir de 1867, lorsque des spécialistes de l'art flamand l'attribuent à un artiste "belge", le maniériste Pieter de Kempeneer.

A l'heure où l'œuvre d'art tire sa valeur de son unicité et de sa non reproductibilité, on peut se demander quel est intérêt de pratiquer une telle copie. En réalité, les autorités bruxelloises imaginent ni plus ni moins la création d'un Musée des copies regroupant les grands chefs-d'œuvre de l'art belge conservés à l'étranger. La France a donné l'exemple de ce type de musée, évoqué dès 1851 dans les assemblées et inauguré à Paris vingt ans plus tard. Outre une volonté évidente de valorisation de l'identité nationale, le projet a pour vocation - essentiellement dans les milieux conservateurs - d'endiguer le danger potentiel que constitue la montée de l'art moderne. La Belgique suit le mouvement.

Demander à Meunier, pourtant spécialiste de la peinture religieuse, de remplir cette mission n'est pas sans poser problème. Faut-il en effet que la copie soit réalisée par un artiste reconnu de tous dont la renommée va engranger inévitablement des coûts considérables? Ou au contraire confier le travail à un lauréat du Prix de Rome de Belgique avec le danger d'être confronté à son inexpérience et de le voir se détourner de ses recherches stylistiques personnelles? L'amitié qui lie Rousseau à Meunier permet de trancher : Constantin"décroche le marché". A cours d'argent, le peintre accepte l'offre (très lucrative) faisant abstraction de son tempérament des plus casaniers. Accompagné de son fils Karl, Meunier séjourne à Séville d'octobre 1882 à avril 1883. A son arrivée, il apprend la mort de l'évêque de la ville auprès duquel les autorités belges à Madrid avaient obtenu l'autorisation pour de réaliser la fameuse copie. Le chapitre de la Cathédrale qui accueille le peintre n'est au courant de rien et lui refuse l'accès de la sacristie où est conservé le tableau de Pieter de Kempeneer. Après de multiples tractations, Meunier se met au travail du 27 décembre 1882 à avril 1883. Le 1er juin, sa Descente de croix arrive à Bruxelles pour étoffer les collections du Musée des Copies. Très controversé, celui-ci ferme ses portes en 1891 (le Musée des Copies de Paris fit pareil dès 1876), la Descente de croix rejoint alors les réserves du Musée des Beaux-Arts et tombe dans l'oubli durant plusieurs décennies.

Le temps libre dont Meunier dispose à Séville est mis à profit pour confronter sa connaissance livresque de l'Espagne à l'expérience in situ. Il constate que les clichés véhiculés par la littérature, de Prosper Mérimée à Théophile Gautier, sont loin de correspondre à la réalité. Ses dessins dépeignent principalement la faune de loqueteux et d'exclus pour lesquels, à l'instar de Murillo deux siècles plus tôt, il ressent une compassion réelle. A travers ses titres, il s'efforce de redonner à cette pauvreté pittoresque une nouvelle dignité ("Le noble mendiant").

Durant ses six mois à Séville, le peintre passe beaucoup de temps à se promener dans les vieilles ruelles du centre. Il fréquente les autochtones comme les étrangers de passage et fait notamment la connaissance dès octobre du compositeur Emmanuel Chabrier (en voyage avec son épouse) qui lui fait partager son enthousiasme pour l'Espagne, contact plus que bénéfique lorsqu'on sait que les premières impressions de Meunier sur Séville sont négatives. Ensemble, ils se rendent, entre autres, dans les cabarets de la ville et plus particulièrement au café del Burrero, où règne l'âpreté envoûtante du flamenco que le peintre restitue dans son étonnante "Scène de cabaret à Séville" à l'atmosphère aigre-douce d'une sensualité morbide. Chabrier attendra son retour en France, quelques mois plus tard pour transcrire ses impressions andalouses dans sa première pièce pour orchestre : España.

Meunier découvre encore la religiosité extrême des Andalous qui culmine durant la Semaine sainte (transcrite dans la glaçante "Procession du silence"), la barbarie macabre des corridas (illustrée par la splendide "Muerta", au fusain et crayon noir, une esquisse beaucoup plus puissante que le tableau peint), les jeux et divertissements issus d'un autre âge (l'étonnant "Combat des coqs" dont la force expressionniste anticipe de 40 ans sur l'esthétique d'un George Grosz!) et, last but not least, la célèbre manufacture de tabac avec ses cigarières, les belles compagnes de Carmen présentées non plus comme des gitanes envoûtantes, guerre aux clichés oblige, mais dans leur fragile humanité.

De qualités variables, ces différentes esquisses et tableaux sont d'un intérêt certain : ils constituent les premiers exemples d'un art belge influencé par l'Espagne, 20 ans après que Manet a lancé la mode de la peinture d'inspiration hispanisante en France. A son retour en Belgique, Meunier exploite quelque temps cette veine (évitant soigneusement l'exotisme de pacotille) avant de se spécialiser dans la statuaire de la condition ouvrière qui fit de lui l'un des apôtres de la "Modernité". L'exposition a pour principal mérite (malgré une absence flagrante d'explications) de remettre à l'honneur ce pan méconnu de sa carrière.