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Liège, Belgium
Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.

lundi 27 octobre 2008

Sur les traces de Paul à Damas

J'entame déjà mon troisième voyage en Syrie, pays qui, contre toute attente, devient une nouvelle patrie adoptive. Le voyage s'effectue par la Turquie, l'escale à Istanbul permet de mesurer tout le dynamisme économique déployé pour se rapprocher de l'Europe (les prix ne sont affichés qu'en euro!), la modernité et les normes dignes des plus grands aéroports internationaux impressionnent.

A peine ai-je le temps d'atterrir à Alep, de poser mes bagages au Baron, de dormir trois petites heures d'un sommeil tout agité que je file dès l'aurore à Damas par le premier train. Si je ne le fais pas illico, il s'avèrera impensable d'entreprendre ce voyage plus tard : Alep exerce un tel pouvoir d'attraction qu'il est pratiquement impossible de s'en défaire après les premières heures à son contact.

A mon arrivée, les rythmes de l'Orient reprennent le dessus. Tout est fluctuant, imprécis, désorganisé, irrationnel. Il faut éviter de poser des questions claires en matière d'horaires, de distances, de parcours - on obtient autant de réponses que l'on a d'interlocuteurs - et d'apprendre à se dire que les choses adviendront lorsqu'elles devront arriver. Il faut encore oublier de remonter son horloge biologique d'homme occidental, infiniment précise et calibrée, et se laisser couler dans une insouciante nonchalance dictée par on ne sait qu'elle Providence qui a prévu d'avance le cours de nos agissements. Nul homme n'a de pouvoirs sur le fil de sa destinée, chacun subit, sans imaginer une seconde mettre en branle l'orgueilleuse machine de son hybris (la "démesure" des héros de la Grèce antique). Tout se vit dans une soumission sereine qui n'a rien de passif pour autant. Les choses étant écrites d'avance, l'Oriental se lance à bras le corps dans ce qu'il doit accomplir, dans un mélange subtil d'imprudence et de virtuosité. Il suffit d'observer les chauffeurs de car pour s'en convaincre. Protégés comme il se doit par les bons soins de la divinité, ils font montre d'une conduite qui tient autant de l'inconscience meurtrière que du génie automobile. Après avoir pris le thé à l'invitation de quelques employés de la gare d'Alep, je monte dans le train pour Damas, d'une irréprochable propreté. Il avance avec lenteur et traverse des paysages désertiques interrompus par de rares villages misérables dont les maisons, des carcasses de pierre complètement ruinées, laissent difficilement imaginer que des familles entières vivent là. Le train fait un dernier arrêt à Dmair, ville endormie sur le chemin de Palmyre où j'ai pu admirer jadis le mieux conservé des temples gréco-romains et ses nombreuses ruelles étouffantes aux maisons de fortune.

Au terme de ce vagabondage ferroviaire qui aura duré des heures, Damas s'offre à la vue dans toute son orgueilleuse splendeur. L'incroyable esplanade des Omeyyades et sa belle cour dallée de marbre blanc qui combine le jeu des pleins et des vides à en donner le vertige, justifie à elle seule ce périple irréaliste. Comment ne pas connaître l'ivresse lorsqu'on contemple les innombrables mosaïques du lieu, dont la végétation luxuriante offre un avant-goût du Paradis?

Surpeuplée, Damas n'a rien perdu de son agitation. Pour ma part, je préfère la sérénité du chemin de saint Paul dont je poursuis l'itinéraire jusqu'à la tombée du jour. Lorsqu'il fait nuit, les ruelles du vieux Damas sont méconnaissables, en particulier la grande artère du Souk Hamidiyeh. Vidée de ses foules d'acheteurs et de marchands, traversée par de rares taxis (chose impossible en journée), elle révèle avec force la suprême grandeur de sa toiture en tôle ondulée, une vaste courbe de plusieurs centaines de mètres de long criblée du trou des tirs de l'armée arabe. Pour peu qu'un rayon de lune soit au rendez-vous, chacune des perforations donne à cette couverture au galbe puissant l'aspect d'une voûte remplie d'étoiles.

Non loin de là, je retrouve les jardins de l'ancienne gare de Hedjaz, transformé en une impressionnante "taverne" où je m'arrête pour fumer un délicieux narghilé parfumé à la pomme, entouré par des centaines d'hommes qui sirotent leur thé, jouent aux cartes, entament des parties de tavla (le tric-trac local), grignotent des fruits secs grillés qui ressemblent à des graines de café aplaties, se font servir d'énormes "crêpes" fourrées à la banane, aux amandes et au chocolat, à la lueur de néons obliques alignés avec une extrême précision au point d'avoir l'aspect incongru d'une installation de Dan Flavin. Ce lieu enfumé et bruyant ainsi que les ruelles calmes parcourues un peu plus tôt sont la cause d'un bonheur pur et absolu que l'on connaît rarement au cours d'une vie.

lundi 20 octobre 2008

Cenerentola au TRM : la montagne qui accouche de souris



Lorsqu'une maison d'opéra comme le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles programme La Cenerentola de Rossini, une double ivresse se fait attendre : celle de voir un spectacle débridé qui en jette par sa féerie, celle d'entendre le plus euphorisant des opéras servi sur un plateau (musical) d'argent. Une double promesse que ni la mise en scène du Catalan Joan Font ni la conception musicale problématique de Marc Minkowski, dont c’est le premier Rossini à la scène, n'auront tenue.


A vrai dire, rarement le TRM, qui aime pourtant les degrés de lecture multiples (en particulier dans les opéras à lisibilité complexe), n’aura présenté une vision aussi ordinaire et basique d’un conte pourtant connu de tous. Deux optiques sont salutaires aujourd’hui pour monter La Cenerentola : on peut soit concevoir l’histoire comme un drame réaliste sur fond de misère et de discrimination sociale ; soit au contraire jouer la carte de la magie et de l’enchantement, à l’aide de décors chatoyants, de costumes précieux et d’une assistance technologique poussée qui culminerait au moment où le mage Alidoro permet à Cendrillon d’aller au bal.


A part les éclairages très réussis du château et deux ou trois gags plutôt réduits, on ne trouve rien de tout cela chez Joan Font qui préfère se complaire dans le vieil esprit de la farce : il traite ses personnages en marionnettes, les affuble de costumes caricaturaux taillés dans le tissu d’anciennes arlequinades, il force le trait comique là où livret et musique sont suffisamment explicites pour éviter ces redondances éculées qui ont fait les beaux jours des petits théâtres d’Italie. Sentant que ses jeux de scène se perdent dans le grand vide du foyer de Don Magnifico, Font comble l’ennui visuel à l’aide de gentilles souris géantes qui observent le plus souvent l’action, à moins qu’elles ne servent au passage d’accessoiristes. Ont-elles un sens symbolique ? Sont-elles la matérialisation de l’humilité de Cendrillon, discrète et mesurée dans tous les contextes sociaux ? On en sait trop rien ! Leur utilité dramaturgique est à peu près comparable à celles des textos de spectateurs qui défilent inlassablement sur les clips de MTV.


Marc Minkowski - que l’on a connu plus en forme - peine dans le premier acte : ses troupes manquent de cohésion, il laisse tonitruer les vents (le pompon revient au piccolo aussi puissant que cinq chanteurs réunis !) et souffre surtout d’une incompréhension évidente de la forme musicale. En réalité, on sent clairement que Minkowski ne parvient pas à structurer les airs et les scènes d’ensemble, conçus sur le modèle quadripartite du pezzo chiuso - introduzione, cavatina, tempo di mezzo, cabaletta - en vigueur dans toute la première moitié du XIXe siècle en Italie. Les introductions sont statiques, les cavatines (et plus particulièrement les passages où l’action est totalement suspendue) sont étirées à outrance (cela peut fonctionner dans Mozart, mais pas avec Rossini), le tempo di mezzo oublie de rallumer ses phares, les cabalettes enfin pétaradent, trop vite et un peu tard pour être crédibles, sans que le chef ne parvienne à doser l’alchimie rythmique du crescendo. Privées de ces accélérations infinitésimales qui enfièvrent les sens jusqu’à l’hystérie, les fins d’arias ou de scènes versent rapidement dans la monotonie. Plus resserrée et fluide dans le deuxième acte, la musique s’emballe un peu plus sans convaincre pour autant.


Du côté des chanteurs, assez inégaux pour la plupart, on oubliera le Don Magnifico fade de Donato di Stefano, l’Alidoro court et nasal d’Ugo Guagliardo (il ne suffit pas d’être habillé comme Sarastro, il faut encore en avoir la profondeur vocale), les Clorinda et Tisbe monochromes des sœurs Milanesi (non, elles ne sortent pas d’un roman de Stendhal) pour retenir en tout premier lieu le Ramiro exceptionnel du Mexicain Javier Camarena, l’une des plus belles voix de ténor du moment, qui allie une rare suavité belcantiste à une puissance fébrile et radieuse et un charisme éblouissant. La mezzo espagnole Silvia Tro Santafé a énormément de noblesse dans le rôle-titre (et la petite touche de la froideur qui sied à sa future fonction royale) ; son timbre pur et profond (proche de celui d’Agnès Baltsa) et sa finesse musicale surmontent les moindres pièges de la technique colorature, son jeu sobre est touchant et humain à la fois. Lorsqu’il se cantonne au registre de la pantalonnade, le baryton belge Lionel Lhote se révèle admirable de naturel et d’intelligence, servi par des moyens d’une facilité déconcertante (il déjoue à merveille tous les pièges de Rossini) et par une voix splendide dont le grain est parfait pour le rôle de Dandini. Chapeau enfin aux choristes de la Monnaie dont on saluera l’énergie, les couleurs variées et l’impeccable diction.


lundi 13 octobre 2008

Salomé débarque à Kinepolis

Marathon culturel ce week-end à Liège entre la belle exposition Gustave Serrurier-Bovy au Musée d'Art Moderne (l'un des pionniers du designer industriel), les concerts de l'OPL (interprétation et programme magnifiques vendredi soir), les interviews de deux compositeurs élèves dans la classe de Michel Fourgon (Delphine Derochette et Jonathan Aussems dont l'OPL a créé la première œuvre pour orchestre), la Salomé du Metropolitan de New York (en direct à Kinepolis), la Biennale liégeoise du design éclatée avec plus ou moins de bonheur dans une multitude de lieux (on retiendra néanmoins le travail de l'atelier "Anverre" au Musée d'Ansembourg, de superbes vases et verres magnifiés par les installations florales de Daniel Ost), avec un constat général : la jeune génération de designers et compositeurs liégeois a trop les yeux rivés vers le passé, il lui manque l'audace, la provocation, la fantaisie et un détachement certain à l'égard du public pour parvenir à imaginer des créations nouvelles et fortes.

Contre toute attente, l'expérience la plus novatrice aura été la transmission en direct de New York. Non que la mise en scène de Jürge Flimm (datée de 2004) et l'interprétation musicale fussent d'une qualité suprême, mais les conditions de représentations offrent un potentiel inédit.

Transposé dans la Judée contemporaine, le palais d'Hérode évoque par son clinquant vulgaire les hôtels pour nouveaux riches du Proche-Orient de l'an 2000 (une incommensurable insulte au raffinement oriental). La cour du Tétrarque est une jet set contemporaine en tenue de soirée, décadente par son luxe tapageur, méprisable par sa nonchalance superficielle, elle se partage entre l'ennui de vivre et l'ivresse éthylique. Si la concrétisation matérielle de cet univers est plastiquement laide et vulgaire (terrasse en plexiglas et escalier tubulaire en inox obligent), si les anges de la mort gagneraient plus à être évoqués par l'imagination que matérialisés par les faits, le parti pris de l'actualisation tient la route.

On ne peut en dire autant de la direction de Patrick Summers. Ni haletante ni vénéneuse, sa conception a laissé le minimum de sensualité vital au vestiaire, faisant presque oublier que Salomé est une formidable leçon d'orchestration. S'ajoutent à la déception le Jochanaan épais de Juha Uusitalo dont l'intonation trop basse est un supplice bien pire que sa décollation, l'Hérode vocalement fatigué et court de Kim Begley, et dans une moindre mesure la Salomé de Karita Mattila qui n'a ni la voix et ni le physique du rôle (on la prendrait pour la mère d'Hérodiade) mais qui parvient, le choc du premier quart d'heure de rides passé, à envoûter par son jeu scénique et son extraordinaire don de soi.

Toutes ces "scories" sont pourtant balayées par la grande triomphatrice de la soirée : la diffusion d'un opéra en direct dans une salle de cinéma. A l'inverse d'une transmission à la télé ou d'une projection en DVD, l'expérience est complètement différente : l'écran géant redimensionne la scène à sa juste mesure, les personnages évoluent dans un espace enfin plausible et supportable à l'œil, les gros plans décuplent la moindre expression et le moindre jeu des acteurs, étonnement développés pour la cause (une des raisons qui rendent Karita Mattila, malgré ses défauts, exceptionnelles). La mise en image ultra soignée permet des plans quasi cinématographiques, les points de vue multiples réalisés par une foule de micro-caméras, les angles inédits, les perspectives nouvelles cassent l'axe frontal traditionnel, créant une dynamique supplémentaire qui, dans les moments cruciaux, tient en haleine. L'effet est sidérant!

La qualité sonore ne manque pas d'attraits. Diffusée en haute définition, la musique enveloppe le spectateur dans un bain de sons puissants et vibrants irréalisables au moyen d'un home cinéma. Certes, pour un amateur d'opéra la perception de l'orchestre est déroutante, la spatialisation des instruments est gommée au profit d'un son plus compact et global, qui ne tient pas nécessairement compte des équilibres réels, les acteurs chantent au même volume au centre de l'image acoustique, mais l'on s'habitue très vite à ces conditions. Le résultat, proche de la perception acoustique de toute musique de film, reste cent fois supérieur à l'écoute en salle d'un mauvais orchestre de fosse dans un médiocre opéra de province. Enfin, la magie du direct est aussi incomparablement plus forte au cinéma qu'à la télévision et on frémit à la vue de Mattila interviewée devant sa loge, rejoignant avec angoisse la scène, embrassant avec chaleur ses collègues de plateau à quelques secondes du lever de rideau. Les applaudissement de ce cher public new-yorkais sont plus réels que nature, ils résonnent autour de nous et donnent l'illusion, le temps d'un instant, d'être avec lui à Manhattan. Là encore des sensations inédites impossibles avec la télévision.

Cette projection de Salomé est une première pour le Kinepolis de Liège (comme pour celui de Waterloo-Braine, Bruxelles a déjà inauguré l'expérience la saison dernière). Une dizaine d'opéras (et non des moindres) sera proposée au cours de la saison, à commencer par Doctor Atomic de John Adams le 8 novembre prochain. Sans nécessairement chercher à démocratiser l'opéra, l'institution vise incontestablement une nouvelle clientèle et mise sur une certaine forme de prestige : le spectateur reçoit une coupe de champagne en arrivant, le synopsis (en anglais) est distribué, le personnel est aux petits soins.

La nouveauté du concept et le coût élevé de la projection (le double d'une place de cinéma) n'ont rassemblé samedi soir qu'une vingtaine de spectateurs parmi lesquelles le directeur de l'Opéra Royal de Wallonie dont on se demande s'il aura vécu l'événement comme de la concurrence ou, au contraire, comme une formidable opportunité de synergie entre les deux institutions. Comment ne pas espérer en effet que les maisons d'opéra s'approprient dans un futur proche le projet, qu'elles dotent leurs salles d'écrans géants et de technologies sonores avancées, qu'elles complètent leur saison par des projections venues des quatre coins de la planète, qu'elles constituent des réseaux de coproductions ciné-opératiques. Ce serait aussi une incroyable opportunité pour des festivals élitistes comme Bayreuth, Salzbourg, Glyndebourne ou Aix d'être mis à la portée de tous. Tout cela annonce incontestablement le début d'une ère nouvelle pour l'histoire des maisons d'opéra...

www.metopera.org/hdLive

lundi 6 octobre 2008

Madeleine, Abdallah et les monuments d'Alep

Dans quelques jours, j'entamerai mon troisième voyage à Alep avec mon amie Colette. Pestant à l'idée de ne trouver en langue française aucun guide spécialisé sur les ruelles et les souks de la vieille ville, je suis tombé des nues cette semaine lorsque en trouvant sur mon bureau un magnifique ouvrage intitulé Monuments historiques d'Alep d'Abdallah Hadjar, traduit par Madeleine Trokay, une amie archéologue liégeoise, spécialiste de la Syrie du haut de ses 86 ans (et fan de l'OPL). Cet opuscule, apporté à l'Orchestre par la traductrice en personne, me touche à plus d'un titre. Madeleine fréquente la Syrie depuis la fin des années 60, à la demande du professeur André Finet (Université Libre de Bruxelles) qui l'invita à participer à la mission archéologique sur le site de Tell Kannâs.

C'est à ses côtés et en compagnie de Colette (déjà!) et de Pascale (une amie française rencontrée quelques années plus tôt en Turquie) que j'ai découvert le Nord de la Syrie au cours de l'été 1996 ; je revenais d'un long périple solitaire en Jordanie qui avait pris fin à Pétra, j'avais fait escale dans la vilaine Amman pour prendre un taxi en direction de Damas. Passé la frontière, après seulement une heure de contrôle du véhicule et des bagages, j'arrivai dans le chaos déplaisant de Damas en pleine heure de pointe. Je pris un bus d'un autre âge qui traversa des villages poussiéreux peuplés d'enfants loqueteux aux cheveux en bataille, des hameaux vétustes et des bastions d'intégrisme gardés par des barbus à l'œil noir, des routes désertiques dont les silences inquiétants laissaient présager je ne sais quelle catastrophe. Rien ne donnait envie de s'arrêter, de rester, de prolonger un voyage déjà trop long. Le coup de blues, amplifié par une longue fatigue, ne fit qu'accentuer un sentiment d'hostilité à l'égard de ce nouveau pays. Et puis, après ces quelques heures de méfiance inopportune et d'inquiétude malvenue ce fut, à la tombée de la nuit, la révélation : une des plus belles métropoles de l'Orient s'offrait tout à coup en spectacle, avec toute la générosité, l'élégance et le raffinement des centres cosmopolites qui jalonnent la Route de la soie. Autant Damas, en raison de son statut de ville sainte, m'était apparue inhospitalière et fermée aux étrangers (impression démentie lors d'un nouveau voyage, l'an dernier), autant Alep, de par ses racines marchandes, cultivait le brassage ethnique et religieux dans un esprit de cohabitation qui me parut exemplaire. Je m'y suis senti immédiatement chez moi, sentiment amplifié par le bonheur d'y retrouver mes amies à la terrasse de l'élégant hôtel Baron, animée par les sons envoûtants du luth aleppin...

Encore fallait-il y faire le "tour du propriétaire"... Madeleine, épaulée par son vieux complice de toujours, Abdallah Hadjar, un ingénieur civil chrétien reconverti dans l'archéologie qui peut se targuer d'être la plus grande autorité nationale dans la connaissance patrimoniale de la Syrie du Nord, nous fit découvrir les trésors cachés de la région : outre Alep, il y avait Ebla et sa "bibliothèque cunéiforme", Saint-Siméon et son indécrottable stylite, Maaret-an-Nouman et ses mosaïques virtuoses, Cyrrus et son théâtre en ruine, Aïn-Dara et ses lions néo-hittites, l'Euphrate et ses reflets d'émeraude, la ronde des "villes mortes" et ses beautés spectrales.

Madeleine et Abdallah nous ont consacré de longues journées à l'étude des particularités architecturales du vieil Alep (à l'époque en pleine résurrection), à la visite des souks (les plus grands du monde et parmi les plus anciens) et de leurs khans (ces superbes caravansérails transformés pour certains en consulat au XIXe siècle), à la découverte des maisons traditionnelles de Jdaydé, de complexes religieux de confessions multiples, de centres médicaux en activité depuis le Moyen-âge, de fabriques de savon qui embaument l'olive et le laurier, tout en nous expliquant les particularités des styles "ayyoubide", "omeyyade", "mamelouke", en nous replongeant dans les périodes du pouvoir ottoman, du Mandat français, de la domination égyptienne. Et, de quoi joindre l'utile à l'agréable, Abdallah nous convia plus d'une fois chez lui, dans le quartier résidentiel d'Azizié, pour nous faire goûter la succulente cuisine de son épouse Mouna et nous faire vivre, en direct, la chaleureuse atmosphère d'une famille chrétienne de Syrie.

Le guide d'Abdallah, organisé en itinéraires denses et fouillés que clarifient de nombreuses cartes et une iconographie soignée, contient tout ce savoir. La traduction de Madeleine orne ce livre de la plus précieuse des étoffes verbales. Une fois de plus, l'une et l'autre vont nous plonger dans bien des souvenirs et nous permettre encore de nombreuses découvertes.

Merci Madeleine pour ce cadeau d'une valeur affective et scientifique inestimables...!