Qui êtes-vous ?

Ma photo
Liège, Belgium
Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.

lundi 24 novembre 2008

Thessaloniki mou glykia

Thessaloniki, Salonique, Selanik, Solûn... Que d'appellations pour cette métropole macédonienne fondée par Cassandre, un des beaux-frères d’Alexandre le Grand. Autant de noms qu’il y eut de peuples pour la convoiter par les armes ou se la partager pacifiquement. Possession romaine, cœur économique de l'empire byzantin, centre de l’orthodoxie, haut lieu de la culture séfarade, place-forte vénitienne, dépendance ottomane, possession bulgare, Salonique garde aujourd’hui encore les traces de ces strates culturelles malgré un tissu urbain affreusement grignoté par le béton. Les classiques de la chanson grecque louent sa beauté (« Omorphi Thessaloniki », « Thessaloniki mou glykia ») ; on appréciera tout au plus le charme de sa Tour blanche, symbole de la ville, et son animation vertigineuse aux heures les plus avancées de la nuit, statut de noctambule que ses citoyens revendiquent avec une certaine fierté et qui n’a pas d’équivalent dans le pays.

Pour ma part, je préfère les matinées de Salonique qui sont comme les brumes d’un demi-sommeil. Les rues, transformées en havre de tranquillité nous font sentir plus léger, seule le militantisme séculaire de l’église orthodoxe, au garde à vous dès l’aube, structure quelque peu cette tranche de la journée lymphatique et, pour certains, inutile. Dans la vieille ville, malgré le grand incendie de 1917 qui ravagea deux tiers de sa surface, on découvre les bastions de l'orthodoxie à travers pas moins d'une trentaine de belles églises byzantines aux plans et aux décors des plus imaginatifs (les Saints-Apôtre, Sainte-Catherine, Saint-Dimitri, Saint-David, l’Acheiropteros, Saint-Nicolas Orphanos, Sainte-Sophie). Chacune s’anime de la procession des veuves noires coiffées de l’indéfectible fichu, du ballet des vieillards tenant d’une main leur canne (le « bastouni ») et de l’autre le « komboloï » (chapelet aux perles d’ambre). Tous recouvrent de leurs baisers pieux les icônes impassibles des narthex et des iconostases, à la lueur de centaines de cierges qui mêlent leurs fumées délicates aux vapeurs du plus capiteux des encens.

Proximité du Mont Athos oblige, les Thessaloniciens sont dans l’ensemble incroyablement plus bigots et religieux qu’ailleurs : ils se signent en rue, à table, en voiture, en bus, au musée, ils multiplient ces simagrées devant le porche de chaque église, invoquent une dizaine de saints par jour et font les choux gras des marchands d’icônes, des vendeurs de bougies et des librairies religieuses. Conséquence indirecte de cette implantation religieuse, les monuments ottomans (quelques superbes mosquées et d’imposants hammams), conçus entre 1430 et 1912 lorsque Thessalonique était aux mains des Turcs et portait le nom de Selanik (appellation qu’il vaut mieux éviter avec les Grecs), souffrent d’un inexplicable désintérêt : ils sont pour la plupart laissés à l’abandon, rarement restaurés, plus rarement encore utilisés comme centres d’exposition ou surface commerciale. Il ne peut s’agir que d’indifférence puisqu’il y n’a plus d’hostilité depuis longtemps à l’encontre des Turcs. Les Thessaloniciens d'aujourd'hui n’hésitent pas à rappeler par exemple qu’Atatürk est né dans leur ville, dans une jolie bâtisse intégrée aujourd’hui au consulat de Turquie et qu’on peut visiter en toute facilité.

Lorsque, à la mi-journée, le brouhaha des voitures envahit la ville basse (un quadrilatère de larges avenues commerciales qui jouxtent le front de mer), il faut interrompre le parcours des églises ou la promenade à travers les vestiges romains et le Mausolée de Galère pour se réfugier dans le somptueux musée d'art byzantin (l'un des plus riches et de plus beaux musée au monde) à moins, si le temps le permet, d'aller se perdre dans la ville haute, au tracé plus chaotique. Le parcours de l' « ano poli » fut pour moi l’occasion de retrouver la maison d’enfance de ma mère, rue Raktivan, à côté de la préfecture (l'imposant « dikitirio »), dans un quartier pauvre qui vit débarquer des milliers de Grecs de Smyrne et d’ailleurs échangés contre les Turcs de Grèce lors de la « Grande Catastrophe » de 1922.

Non loin de là, dans une solitude délectable, on parcourt d'étroites ruelles montantes, pavées à l’ancienne et parsemées d'anciennes demeures ottomanes aux balcons en bois décrépits, on croise pour seuls passants quelques chats faméliques qui vous scrutent avec indifférence, avant d'arriver à l'acropole, troisième pallier de la ville, jusqu'à la forteresse aux sept tours, l'heptapyrgion ("yedi kule" en turc, appellation évoquée dans de nombreuses chansons), un ancien fort tombé en désuétude qui fut, jusqu'en 1989, la prison principale de la ville. De la forteresse, on aperçoit le tracé des antiques murailles et surtout ces nombreuses collines noircies par une marée d’habitations à perte de vue qui donnent le vertige.


La nuit, les autochtones se retrouvent dans les restaurants et cafés branchés du front de mer, déambulent près de l’arcade de Galère, des « ladadakia » (anciens comptoirs d’huile – « ladi » - transformés en tavernes) ou sur l'immense Platia Aristotelous (Place Aristote), magnifique ensemble néoclassique qui accueille à la mi-novembre, le 49e Festival du film de Salonique (j'ai eu la chance d'y rencontrer un des Dardenne présent dans la ville pour la sortie grecque du Silence de Lorna). Curiosité gastronomique oblige, il ne faut pas manquer de déguster les copieux « bougatza », pâtes feuilletées locales farcies à la viande, au fromage ou à la crème anglaise et de siroter le « salepi », une délicieuse boisson chaude, à la texture visqueuse, légèrement sucrée et délicatement parfumée à la fleur d’orchidée, au girofle ou à la cannelle. Enfin, une soirée réussie se termine dans les tavernes enfumées du vieux marché, où l’on s’enivre aux sons de vieux « rebetika » indémodables, un verre de ouzo à la main.

samedi 8 novembre 2008

Qalb Lozé, Qirqbizé et Antioche

Si mon tempérament citadin se satisfait de l'agitation urbaine, j'avoue avoir aussi un faible pour l'arrière-pays alépin. Sa nature exceptionnelle, caillouteuse et vallonnée, teintée du rouge sang de sa terre ferrugineuse, est ombragée par une infinité d'oliviers ravissants qui font la fierté de la nation. La région est parsemée de centaines de "villes mortes", des villages byzantins conçus entre le Ve et le XIIe siècle et mystérieusement désertés en plein Moyen-Âge, qui livrent des architectures de pierre fascinantes. J'ai eu l'occasion de retrouver Qalb Lozé (littéralement le "cœur de l'amande"), siège de la première église chrétienne de Syrie, une magnifique basilique à trois nefs perdue dans les montagnes et décorées de moulures florales d'une finesse exquise). Le lieu, d'une tranquilité inouïe s'anime lorsqu'un étranger s'y arrête. Des dizaines d'enfants druzes sortent alors de je ne sais où pour quémander tantôt un stylo, tantôt des bonbons ou quelque sou encore.

A deux pas de Qalb Lozé, mon taxi nous arrête au village-fantôme de Qirqbizé dont l'église du IVe siècle est remarquablement conservée. Au loin une nature vaste et silencieuse qui porte le regard vers la Turquie. Celle-ci est est d'ailleurs à notre programme, nous partons une journée durant voir Antioche (un vieux rêve), ville mythique à 105 km de Alep (il faut compter trois heures pour y arriver), qui s'avère tout de même un rien décevante, traversée par un Oronte pollué et transformée en bourgade moderne sans grand charme. Qu'à cela ne tienne, nous sommes contents de pouvoir parler en turc (privilège qu'Alep accorde également) et de faire un détour par le très riche musée des mosaïques romaines (principalement des pièces du IIe au Ve siècle PCN) comme par la Sampiere Kilisse (l'église de Saint-Pierre), le tout premier édifice religieux de la chrétienté, creusé dans une paroi montagneuse à l'abri des regards. Sans avoir la foi, on ne peut que vibrer à l'intérieur de cette caverne verdâtres, couverte de mousses, d'un pavement de mosaïques fortement endommagées et d'un autel de pierre où sont gravés l'Alpha et l'Oméga.

Après plusieurs jours de visites intenses, je rentre émerveillé par tant de beautés et par des rencontres d'une inoubliable humanité, prêt toutefois à boucler mes bagages pour un imminent départ à Salonique, à la découverte de la Macédoine et des lieux qui ont bercé l'enfance de ma mère.

dimanche 2 novembre 2008

Alep la magnifique

Je quitte Damas avec une légère tristesse que le torrent de l'agitation alépine va tôt faire de dissiper. La ville extraordinairement cosmopolite est un îlot de tolérance raciale et religieuse. Toutes les confessions cohabitent dans une parfaite harmonie, on a un plaisir fou à passer des temples maronites aux églises grecques - catholiques ou orthodoxes - en passant par la vieille synagogue, les lieux de culte des communautés syriaques et, bien sûr, les innombrables monuments érigés par l'islam. Alep peut s'enorgueillir de posséder l'un des plus formidables quartiers arméniens du monde, celui de Jdaydah, cœur économique de la ville, où l'on peut voir aussi les plus belles habitations traditionnelles du coin.

Les journées à Alep sont longues et intenses. En compagnie de Colette, j'ai pris un certain plaisir à revisiter la Citadelle dont les remparts millénaires offrent une vue imprenable sur la métropole, à rêver au Musée archéologique toujours aussi figé dans une muséologie antédiluvienne que ne méritent pas les innombrables trésors de Mari, d'Ebla, d'Ougarit ou de Tell Halaf. J'ai exploré des heures le dédale des souks pluricentenaires à la recherche du plus précieux des savons de la ville (estampillé aux huit étoiles), visité dans ses moindres recoins le site protégé du vieil Alep, riche de belles medresas en pierre blanche, de bimaristanes magnifiques (ces hôpitaux psychiatriques où les médecins du Moyen-Âge soignaient la folie des patients aux sons des instruments de musique et du murmure des fontaines), de savonneries gigantesques où l'on s'immisce clandestinement sous le regard bienveillant des ouvriers du coin, de caravansérails désordonnés dont l'activité incessante remonte à la nuit des temps. Je n'ai pu manquer de faire un crochet par le quartier des artisans, au Nord de la Citadelle, où des centaines d'ouvriers, pratiquent, pignon sur rue, avec une fierté rare et une dignité admirable, des métiers dont on a oublié ailleurs l'existence ou de visiter enfin (merci Madeleine), après m'être péniblement rendu dans un quartier populaire totalement inconnu et infréquentable!, la sublime mosquée "Al Fardous" (littéralement "du paradis") qui séduit par son iwan gigantesque et ses colonnes en pierre rose dont les subtilités chromatiques gagnent à être vues au coucher du soleil.

Alep est une ville d'art exceptionnelle. C'est aussi une cité gastronomique qui impose au voyageur gourmand ses rituels particuliers : il s'agit notamment de ne pas manquer à midi les gargotes populaires qui servent de succulents plats en sauce accompagnés de blé concassé (on y mange avec les doigts!). L'après-midi, on déguste de délicieux jus de kakis, de grenades, d'oranges ou de mûres introuvables ailleurs. Le soir, on succombe au raffinement des grandes tables du quartier arménien : installés dans un cadre magique, les restaurants Sisi, Wakil ou Yasmeen proposent depuis des décennies leurs mets exceptionnels que l'on déguste aux sons live du luth alépin : il ne faut manquer pour rien au monde la purée d'aubergines parfumée au jus de grenade, la cervelle d'agneau au citron, le homos nappé à l'huile d'olive et décoré de carrés de viande, les böreks au soudjouk (salami) piquant, les köftas à la menthe, la purée d'ail, les feuilles de vigne farcies au riz et raisins secs, le fromage kurde cuit au four, les taboulés rafraîchissants copieusement garnis de persil, les boulettes de viande marinées dans une sauce à la cerise (la spécialité de la ville). Mes soirées se terminent généralement, un verre d'arak à la main, au bar du mythique hôtel Baron, établissement construit en 1911 par une ancienne famille arménienne, qui peut se targuer d'avoir reçu Agatha Christie (elle y a écrit Meurtre en Mésopotamie), Lawrence d'Arabie, Charles Lindbergh, Charles De Gaulle et tant d'autres. Le Baron est mon indéfectible point de chute dans la ville, j'aime me mêler à sa clientèle cosmopolite et cultivée qui envahit les salons élégants de l'hôtel en fin de soirée, j'aime encore bavarder avec l'adorable "Madame Lucine" ou avec l'inimitable "Monsieur Walid", véritable maître des lieux, qui propose à longueur de journée ses mille et une roublardises aux clients à moins qu'il ne corrige vos rudiments d'arabe. A la tombée de la nuit, la terrasse du Baron est un coin de lecture unique pour se replonger avec ferveur dans les vies des anachorètes syriens magnifiquement contées par Jacques Lacarrière.