Qui êtes-vous ?

Ma photo
Liège, Belgium
Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.

lundi 15 décembre 2008

L'art entre plaisir esthétique et approche symbolique

Privilège de l'âge? Déformation due aux années qui passent? Toujours est-il qu'en vieillissant, la contemplation esthétique d'une œuvre d'art s'avère moins fondamentale que l'envie de percer le sens symbolique, la signification politique, la portée sociale de cette œuvre. Non qu'il y ait de la lassitude à laisser son œil se perdre dans l'univers infini des formes, cette jouissance reste non seulement un privilège mais une nécessité pour tout être humain, mais force est de reconnaître que cette part de plaisir s'avère purement subjective et qu’il faut manier nos enthousiasmes avec une certaine prudence parce que notre sens du beau est modelé sur des canons dont la portée est relative et donc éphémère. Car notre goût n'est jamais rien d'autre que la combinaison indicible entre une expérience personnelle, plus ou moins forte selon les cas, et les normes capricieuses et forcément fluctuantes de ce qu'on nomme "l'air du temps". Or, ces normes esthétiques que nous pensons immuables évoluent, s’aiguisent, se corrompent, de sorte que le rapport que nous entretenons avec certains chefs-d'œuvre (comme avec les créations de "petits maîtres") peut fluctuer de la même manière, par exemple, que nos sentiments amoureux. Lorsque Nietzsche proclame son adoration juvénile de la musique wagnérienne puis, plus tard sa haine pour cette même musique, à quel moment est-il le plus proche de la vérité ? Dans les deux cas, n’est-il pas d’une rare honnêteté avec lui-même ? Le caractère absurde dans lequel toute tentative de réponse nous plongerait démontre que la beauté n'est pas normative et que, comme l’avait perçu Kant, aucun concept ne permet d'en définir les contours, quand bien même le Beau serait une quête universelle pour tout un chacun. Face à nos goûts, il apparaît urgent de ne pas se vautrer dans l’esprit de système ou dans le dogmatisme fanatique des pronostics éphémères puisque nous serons les premiers à ne plus être ultérieurement en accord total avec nos classifications.

S'il est hors de question de se priver, on l'aura compris, du plaisir certes précaire qu’occasionne une œuvre d’art, son décryptage symbolique n'en reste pas moins fondamental pour l'apprécier pleinement.

Un exemple : lorsqu’on se rend à Venise, on est frappé par les proportions et le mélange de styles de l’imposante Basilique San Marco. Une fois que le regard s’est habitué à distinguer les différents langages de l’œuvre (les apports byzantins, romans, gothiques) à en mémoriser les moindres contours et que notre opinion esthétique a pris forme, il y a un plaisir tout aussi subtil à comprendre par exemple le sens que cette architecture revêt aux yeux des commanditaires et de leurs contemporains. Depuis 607, Aquilea et Grado, deux villes dans l’actuelle province du Frioul-Vénétie julienne, se disputent le contrôle de Venise, sous dépendance byzantine. En 827, le synode de Mantoue donne gain de cause à Aquilea. Afin d'assurer son indépendance, le doge Giustiniano Partecipazo crée en 828, soit à un an à peine après le synode, le mythe de la translation des restes de saint Marc en prétendant que deux marchands de Torcello ont ramené d’Alexandrie le saint caché dans de la viande de porc. Comme possesseur du corps, le doge peut ainsi aisément revendiquer une indépendance politique face à Byzance (mais aussi à Rome) et clamer la destinée de droit divin de sa cité ; la translation devient une représentation allégorique de l'unité politique de la lagune autour de sa personne. En tant qu'administrateur laïc des restes de San Marco, le doge doit pourvoir à la construction d’une nouvelle église. Les choix esthétiques répondent à leur tour à des impératifs bien ciblés : Giustiniano Partecipazo conçoit sa basilique sur le modèle du Saint-Sépulcre de Jérusalem, choix qui n’est pas anodin puisque le doge entend faire symboliquement de Venise une nouvelle Jérusalem. La basilique prend d’ailleurs une importance toute particulière à Pâques lorsque le doge et ses magistrats, reconstituent devant San Marco une allégorie de l'entrée du Christ à Jérusalem, le doge incarnant le Christ. La proximité de la basilique avec le Palais des doges n'est à son tour pas innocente : les doges étant les dépositaires du corps, leur palais est assimilé au Temple de Salomon, voisin du Saint-Sépulcre.

On pourrait développer davantage le propos mais tel n’est pas le but. Cet exemple permet de comprendre que la seule admiration plastique de l’édifice ne suffit pas. Notre plongée dans l’œuvre gagne à être amplifiée, transcendée par la perception de ses enjeux symboliques, même si, et tant pis si cela heurte les puristes, il s’agit de réduire l’art, à l’instar de toute interprétation marxiste, à des considérations qui dépassent le pur plaisir de la ligne esthétique. La démarche a tout de même ses limites. L’étude approfondie d’une œuvre n’a de sens que si, à la base, nous avons une forte empathie avec celle-ci. Sans quoi on en viendrait à se passionner pour des artistes médiocres (Jeff Koons ou Panamarenko) sous prétexte que le fatras littéraire qui accompagne leurs œuvres serait de qualité.

Enfin, quitte à paraître paradoxal, je dois admettre que, à titre personnel, l’art musical est la seule discipline artistique où cette connaissance historique n’apporte pas grand-chose à ma jubilation esthétique. Sans doute parce que l’écoute fait appel à des processus d’assimilation et de perception moins cérébraux et plus spontanés que le regard ? Cela reste encore à prouver…

lundi 8 décembre 2008

Beste Erik Van Looy and Bart De Pauw...

La dernière chronique (bimensuelle) d'Alain Gerlache dans l'excellent journal flamand "De Staandard" - une lettre ouverte à Erik Van Looy et Bart De Pauw, respectivement réalisateur et scénariste du récent film Loft, va à contre-courant des pensées univoques répandues en Flandre comme en Wallonie. Très favorablement reçue par le lectorat et l’intelligentsia flamands, cette chronique mérite d'être livrée dans sa traduction française car elle révèle clairement l'étendue du fossé qui sépare désormais francophones et néerlandophones de Belgique. Une division caricaturale et absurde, évoquée pourtant sans la moindre volonté de belgicanisme latent. Le constat est clair, tranché, radical, avec les quelques flèches d'usage décochées là où cela fait mal!

Chers Erik Van Looy et Bart De Pauw,

J’ai eu de la chance ! Et j’en suis fier, car cela semble en effet une véritable performance. J’ai visionné votre film Loft dans un cinéma wallon. J’entends par là sur le territoire wallon à Braine-l’Alleud. Je l’admets, ce n’est pas loin de la frontière linguistique. Mon ami et moi étions presque les seuls francophones dans la plus petite salle du complexe Kinepolis où le film était projeté. En néerlandais, avec des sous-titres français. Deux jours plus tard, Loft n’était déjà plus à l’affiche. Le plus grand succès de tous les temps en Flandre n’est même pas visible en Wallonie. Grâce à ces facilités culturelles, très temporaires, nous avons vu, sans avoir à nous rendre à Bruxelles ou à Louvain, un excellent thriller. C’est ça le Loft : un très bon film. De la qualité pour le grand public. Nullement une production flamande ou belge que l’on soutient par sympathie. "The proof of the cake is the eating". Et la preuve qu’un film est bon, c’est qu’on prend du plaisir à le voir.

Je trouve très dommage que les Wallons n’aient aucune chance de voir votre film. Pas seulement parce que qu’ils vont manquer quelque chose. Mais aussi parce qu’ils verraient une toute autre image de la Flandre que celle qui leur est proposée quotidiennement. Qui sont-ils les Flamands qui s'expriment dans les médias francophones ? Essentiellement des politiciens et quelques footballeurs et cyclistes. Je n'ai rien contre les politiciens et les sportifs. Mais la Flandre c’est bien plus que Bart De Wever et Tom Boonen. Loft donne une vision de la Flandre que la plupart des francophones ne connaissent même pas. Je suis certains qu’ils seraient surpris. A mille lieux de l’histoire lamentable de trois bourgmestres et de l’image revancharde d’une Flandre paranoïaque qui à vrai dire doute encore d’elle-même. Votre film prouve qu’une autre Flandre existe maintenant : moderne, ouverte, sûre d’elle, créative. Une Flandre tournée vers l’international et qui se préoccupe davantage des nouvelles tendances à New York ou Hollywood que de la langue des convocations électorales à Linkebeek.

Les francophones pensent que la Flandre est plus conservatrice que la Wallonie parce qu’elle est politiquement plus à droite. Un beau sujet de réflexion pour les politologues. Mais sur le plan culturel, la Flandre est de loin plus progressiste. Ce n’est pas par hasard que l’action [de Loft] se déroule à Anvers, aux yeux des francophones une ville réactionnaire à la limite du fascisme. Naturellement, la ville portuaire connaît de graves problèmes et des situations inacceptables. Mais Anvers est dans le domaine culturel sans doute la ville la plus dynamique de la Belgique. Que savent les Wallons du Singel, de la Nuit des Musées, de l'architecture moderne anversoise ou de Tom Lanoye ? Rien. "Few places offer such an appealing mix of classic and modern features" déclare le guide "Lonely Planet" qui classe Anvers dans le "top ten" de ses villes préférées. En Wallonie, Anvers est toujours associée à Filip Dewinter et au Zoo.

La culture est la première compétence nationale qui a été scindée. À la demande des Flamands, d'ailleurs. Vous souvenez-vous encore des Conseils Culturels, les ancêtres des parlements de nos actuelles Communautés ? Dans le contexte belge de l'époque cette décision était sans doute compréhensible. Mais un pays où la culture est divisée n'a pas d'avenir. Peut-être était-ce justement cela le but ? En tout cas, je maintiens mon point de vue : les francophones doivent aller voir Loft. Pour cela, il faudrait que le film soit montré dans la Wallonie entière et pas seulement à Bruxelles. Mais cela ne suffit pas. Même dans la capitale, peu de francophones ont vu le film.

Ce film-ci devrait être doublé. Non pas parce qu’il s’agit d’une production en néerlandais. Dans les zones linguistiques où le doublage est rentable, le public donne toujours la préférence à la version doublée. Mais il doit être parfaitement doublé : les tentatives de doublage bon marché de séries télévisées flamandes ont fait un flop en Wallonie. Ajoutons encore ceci: les films wallons eux-mêmes remportent le plus souvent très peu de succès chez nous. Par manque de talent ? Non bien sûr! Car ils sont déconnectés du grand public ? Cela a peut-être été le cas jadis mais la situation est en train de changer. En témoigne le dernier film wallon, Les Deux Chaines, réalisé par Frédéric Ledoux, par ailleurs producteur de programmes télévisés très réussis. Que nous manque-t-il donc alors ? Réfléchissons un instant. Pourquoi les films des Frères Dardenne ont-ils autant de succès ? Parce qu’ils ont d’abord été reconnus à l’étranger. Pour attirer les spectateurs de Mons ou de Namur, il faut d’abord passer par Cannes. Et décrocher la Palme d’or ! Cela en dit long sur le lancinant manque de confiance en soi des Wallons.

Donc, chers Erik et Bart, un bon conseil. Faite doubler Loft, essayer de trouver un distributeur en France, faite savoir via les médias que le film a du succès à Paris et vous pourrez le lancer en Wallonie en toute tranquillité.

Alain Gerlache
http://www.alaingerlache.be/
(traduction St.D.)

mardi 2 décembre 2008

L'orphisme : une religion du salut dans la Grèce antique

L'idée que les Grecs de l'Antiquité se font de la mort est sombre et pessimiste. Dans sa destinée postmortem, l'âme du défunt rejoint les profondeurs de l'Erèbe, elle végète, fantomatique, sans conscience de son ancienne destinée, et ne vaut guère plus que le pâle reflet d'un homme dans un lac. Tout aussi dévalorisante pour les hommes semble leur rapport aux Dieux, marqué, selon la doctrine officielle, par une infranchissable distance, une subordination aveugle dont le moindre écart donne lieu aux châtiments des grandes tragédies. Sur terre comme au ciel, il n'y a point de salut pour la condition humaine. Cette vision pessimiste a inévitablement favorisé l'émergence de courants spirituels alternatifs préoccupés, six siècles avant la naissance du Christianisme, par le salut des hommes : les religions à mystères (à commencer par ceux d'Eleusis) et les cultes orphiques en font partie.

Dans son excellente étude “Orphée et l'orphisme” (P.U.F.), Reynal Sorel livre une synthèse captivante de ce second courant. Il se penche sur des sources souvent tardives (certaines datent du IIe siècle de notre ère), complétées par la découverte récente de textes inscrits sur des lamelles en or que les archéologues ont retrouvés dans des tombeaux, aux mains de défunts.

A l'inverse de la pensée religieuse dominante, la "secte" orphique considère que l'homme a une parcelle de divin en lui : il est à la fois une émanation de Dionysos et des Titans. Le Dionysos des orphiques n'a rien avoir avec le dieu du vin et du théâtre engendré par Sémélé. Il s'agit d'une divinité conçue par Zeus avec sa fille Perséphone, gardienne des enfers. Ce Dionysos alternatif est tué et dévoré par les Titans (des entités immortelles apparues aux premiers temps de la création) qui, à leur tour foudroyés par la colère de Zeus, se transforment en émanations de fumée. Cette fumée finit par se consolider et donne naissance à l'homme.

Affligée par la mort de Dionysos, Perséphone fait appel à Orphée pour ramener son fils à la vie, car lui seul, pour avoir tenté de libérer Eurydice des enfers, connaît les secrets des enfers et la bonne marche à suivre pour guider les hommes vers le séjour des bienheureux, leur permettre de s'assimiler au divin et les empêcher d'errer dans l'Hadès comme de vulgaires ombres inconsistantes privées de sens et de mémoire. L'âme du défunt non initié est impure, elle doit continuer à se réincarner, sous forme animale, végétale ou humaine jusqu'à ce qu'elle soit mise en contact avec les mystères orphiques qui l'aideront à former un tout avec les Dieux.

Une des grandes leçons de la tradition orphique est de considérer que l'âme de l'homme est immortelle quand bien même, au départ, elle entachée par la souillure des Titans. Le salut (c'est-à-dire l'assimilation au divin dans le royaume des morts) s'obtient par la pratique de la purification, autrement dit par diverses ascèses quotidiennes qui font partie intégrante de l'initiation orphique. Parmi celles-ci, le refus des meurtres, du suicide ou des sacrifices animaliers (réminiscence pour Perséphone de la mort de son fils), le végétarisme (qui découle du renoncement aux sacrifices) ou encore l'interdiction d'inhumer les cadavres dans un linceul de laine, fibre d'origine animale...

Précaution ultime, l'initié doit être enterré avec des textes (les fameuses tablettes en or retrouvées dans les tombes) qui rappelleront le chemin à suivre pour accéder au salut : il s'agit pour lui de prendre, une fois arrivé aux enfers, la route de droite qui mène aux eaux de Mnémosyne (la mémoire) où il s'abreuvera en récitant la formule "Je suis desséché de soif et je meurs". Il pourra ainsi se souvenir de sa vie terrestre et rompre le cycle des réincarnations. Sans ces tablettes, le mort partira sur la gauche, boira les eaux du Lethé (l'oubli) et sera condamné à renaître une fois encore. Ces tablettes permettent enfin de réciter à les formules consacrées à
Perséphone pour que l'âme renoue éternellement avec sa part de divinité : "Je suis fils de la terre et du ciel étoilé" : "Pure, je viens d'entre les purs, ô reine des enfers" ; "Je me suis envolé du cycle insupportable des douleurs [celui de la métempsychose vécue comme une condamnation].

Les premiers chrétiens savent, qu'à l'instar du Christ, Orphée assure aux défunts une immortalité bienheureuse, raison pour laquelle les deux personnages sont véritablement confondus dans les catacombes : Jésus est figuré sous les traits d'un berger (parfois muni d'une lyre). Une assimilation bien utile au temps des premiers martyrs (tout chrétien infiltré peut se revendiquer ainsi du paganisme orphique) mais surtout une reconnaissance de cette filiation commune dans la quête d'un au-delà salvateur.