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Liège, Belgium
Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.

vendredi 18 avril 2008

Estampies royales

Chaque nouvelle parution discographique de Jordi Savall est un événement. Après le superbe coffret "La route de la soie" qui entraînait l'auditeur à travers un parcours allant jusqu'au Japon, Savall et les musiciens d'Hesperion XXI se plongent dans le Moyen-Âge français pour exhumer les pages du Chansonnier du Roi, un manuscrit de l'époque de Philippe IV "le Bel" (autour de 1300) où figurent une série de huit danses royales, appelées "estampies", livrées pour la première fois dans leur intégralité et complétées par quelques estampies plus ancienne de troubadours comme Giraut de Borneill ou Raimbaut de Vaqueras (le sublime Kalenda Maya, hélas interprété ici sous sa forme instrumentale). Conçue par les ménestrels du XIIe et XIIIe siècles, l'estampie instrumentale est une danse assez simple structurée en puncti (points), autrement dit, en stances dont chacune est jouée deux fois, une première fois avec une formule appelant une reprise, la seconde avec une fin conclusive permettant de passer à la stance suivante.

Daté de la fin du XIIIe siècle ou de la première décennie du XIVe, Le Chansonnier du Roi est une des trois sources principales d'estampies instrumentales conservées au monde, à côté des estampies italiennes du Manuscrit Additional 29987 (XIVe) et des estampies polyphoniques du codex de Robertsbridge (XIVe) conservées à la British Library. Il est étrange qu'un répertoire instrumental d'inspiration populaire ait été transcrit à cette époque. La facilité mélodique de ces danses impliquait une mémorisation aisée et une exécution par cœur. Les interprètes avaient en outre une capacité de mémorisation plus développée qu'aujourd'hui, de sorte que ce répertoire se transmettait oralement de maître à élève, sans qu'il n'y ait de recours à l'écriture. Dans le domaine de la musique instrumentale, le besoin de noter ne fera son apparition qu'au XVe siècle, moment où la complexité de l'écriture dépassait les possibilités d'assimilation de la mémoire. La rédaction de ce Chansonnier à la fin du XIIIe siècle découle dès lors d'une volonté délibérée de conserver un répertoire qui devait être particulièrement estimé par la cour et ses sujets.

Le travail d'interprétation de Savall sur ce Chansonnier n'a pas été sans contraintes puisque, comme dans la plupart des manuscrits musicaux de l'époque, la musique qui y est transcrite ne livre aucune indication de tempo, d'instrumentation, de style ou d'ornementation (il faut ajouter que la 1e estampie ne subsiste que partiellement). Il est clair aussi que les parties conservées présentent à peine quelques secondes de musiques, ces danses faisaient l'objet de développements improvisés, de long préludes et postludes perdus à jamais. Seules les hauteurs (encore que l'on ne sait pas non plus dans quel ton sont exécutées ces danses) ou plutôt le dessin mélodique nous est parvenu, un "presque rien" qui implique de la part des exécutants un travail de réécriture forcément personnel et subjectif.

Si l'on veut garder un certain crédit scientifique, il est impossible d'affirmer que Savall reconstitue à l'identique cette musique vieille de 700 ans : on ne sait strictement pas comment elle pouvait sonner. Force est de reconnaître cependant que l'approche du musicien catalan, bien qu'hypothétique, ne manque pas de pertinence : Savall a compulsé les principales sources théoriques du XIIIe siècle pour résoudre les problèmes rythmiques et d'improvisation, en parallèle, il a analysé l'essentiel de l'iconographie de l'époque afin de se rapprocher de l'instrumentarium en vigueur à l'époque du Chansonnier. Flûtes à bec, flûtes double, cornemuses, chalemies, vièles à archet, vièles à roue, cornemuses, cytara sont au rendez-vous, tout comme une panoplie de percussions indissociables du contexte de la danse. D'une estampie à l'autre, Savall utilise ces instruments avec parcimonie, variant l'univers sonore de chaque pièce avec le talent d'un orfèvre. Ce qui rend pourtant l'enregistrement extrêmement attachant, c'est cette manière de construire chaque danse par un subtil crescendo, soit par adjonction d'instruments, soit en animant progressivement le rythme, techniques qui donnent à ces pièces une fraîcheur et une vivacité irrésistible. Malgré les siècles, elles sont toujours d'une actualité troublante.

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