
Daté de la fin du XIIIe siècle ou de la première décennie du XIVe, Le Chansonnier du Roi est une des trois sources principales d'estampies instrumentales conservées au monde, à côté des estampies italiennes du Manuscrit Additional 29987 (XIVe) et des estampies polyphoniques du codex de Robertsbridge (XIVe) conservées à la British Library. Il est étrange qu'un répertoire instrumental d'inspiration populaire ait été transcrit à cette époque. La facilité mélodique de ces danses impliquait une mémorisation aisée et une exécution par cœur. Les interprètes avaient en outre une capacité de mémorisation plus développée qu'aujourd'hui, de sorte que ce répertoire se transmettait oralement de maître à élève, sans qu'il n'y ait de recours à l'écriture. Dans le domaine de la musique instrumentale, le besoin de noter ne fera son apparition qu'au XVe siècle, moment où la complexité de l'écriture dépassait les possibilités d'assimilation de la mémoire. La rédaction de ce Chansonnier à la fin du XIIIe siècle découle dès lors d'une volonté délibérée de conserver un répertoire qui devait être particulièrement estimé par la cour et ses sujets.
Le travail d'interprétation de Savall sur ce Chansonnier n'a pas été sans contraintes puisque, comme dans la plupart des manuscrits musicaux de l'époque, la musique qui y est transcrite ne livre aucune indication de tempo, d'instrumentation, de style ou d'ornementation (il faut ajouter que la 1e estampie ne subsiste que partiellement). Il est clair aussi que les parties conservées présentent à peine quelques secondes de musiques, ces danses faisaient l'objet de développements improvisés, de long préludes et postludes perdus à jamais. Seules les hauteurs (encore que l'on ne sait pas non plus dans quel ton sont exécutées ces danses) ou plutôt le dessin mélodique nous est parvenu, un "presque rien" qui implique de la part des exécutants un travail de réécriture forcément personnel et subjectif.
Si l'on veut garder un certain crédit scientifique, il est impossible d'affirmer que Savall reconstitue à l'identique cette musique vieille de 700 ans : on ne sait strictement pas comment elle pouvait sonner. Force est de reconnaître cependant que l'approche du musicien catalan, bien qu'hypothétique, ne manque pas de pertinence : Savall a compulsé les principales sources théoriques du XIIIe siècle pour résoudre les problèmes rythmiques et d'improvisation, en parallèle, il a analysé l'essentiel de l'iconographie de l'époque afin de se rapprocher de l'instrumentarium en vigueur à l'époque du Chansonnier. Flûtes à bec, flûtes double, cornemuses, chalemies, vièles à archet, vièles à roue, cornemuses, cytara sont au rendez-vous, tout comme une panoplie de percussions indissociables du contexte de la danse. D'une estampie à l'autre, Savall utilise ces instruments avec parcimonie, variant l'univers sonore de chaque pièce avec le talent d'un orfèvre. Ce qui rend pourtant l'enregistrement extrêmement attachant, c'est cette manière de construire chaque danse par un subtil crescendo, soit par adjonction d'instruments, soit en animant progressivement le rythme, techniques qui donnent à ces pièces une fraîcheur et une vivacité irrésistible. Malgré les siècles, elles sont toujours d'une actualité troublante.
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