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Liège, Belgium
Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.

jeudi 7 février 2008

Voltaire et le Vieux des sept montagnes...



Je reprends avec plaisir la Princesse de Babylone de Voltaire (1768), oeuvre qui avec Candide et L'Ingénu appartient à la série des contes philosophiques les plus réussis. Je n'évoquerai pas ici les péripéties du prince Amazan et de la belle Formansante - la princesse babylonienne dont on devine la beauté à son seul nom. Bien qu'elles soient charmantes, ces historiettes importent moins que le vrai sujet du livre : la description et le jugement des divers gouvernements européens du XVIIIe siècle. L'Angleterre et l'Autriche s'en tirent à bon compte. Il n'en va pas de même de l'Espagne, de la France et surtout du Saint-Siège, le pire des états que connaît l'Europe et l'occasion pour Voltaire de sortir ses griffes pour montrer combien les dogmes et l'intolérance du clergé entravent les idéaux des Lumières. Le séjour du prince Amazan dans la Rome papale ("la ville aux sept montagnes") donne lieu à une telle poussée d'anticléricalisme corrosif qu'il mérite d'être livré dans son intégralité :

"Enfin les ondes jaunes du Tibre, des marais empestés, des habitants hâves, décharnés, et rares, couverts de vieux manteaux troués qui laissaient voir leur peau sèche et tannée, se présentèrent à ses yeux, et lui annoncèrent qu’il était à la porte de la ville aux sept montagnes, de cette ville de héros et de législateurs qui avaient conquis et policé une grande partie du globe.

Il s’était imaginé qu’il verrait à la porte triomphale cinq cents bataillons commandés par des héros, et, dans le sénat, une assemblée de demi-dieux, donnant des lois à la terre; il trouva, pour toute armée, une trentaine de gredins montant la garde avec un parasol, de peur du soleil. Ayant pénétré jusqu’à un temple qui lui parut très beau, mais moins que celui de Babylone, il fut assez surpris d’y entendre une musique exécutée par des hommes qui avaient des voix de femmes.


« Voilà, dit-il, un plaisant pays que cette antique terre de Saturne! j’ai vu une ville où personne n’avait son visage [allusion à Venise où l'on porte le masque] ; en voici une autre où les hommes n’ont ni leur voix ni leur barbe. » On lui dit que ces chantres n’étaient plus des hommes, qu’on les avait dépouillés de leur virilité, afin qu’ils chantassent plus agréablement les louanges d’une prodigieuse quantité de gens de mérite. Amazan ne comprit rien à ce discours. Ces messieurs le prièrent de chanter; il chanta un air gangaride [Amazan est un indien du Gange] avec sa grâce ordinaire. Sa voix était une très belle haute-contre. « Ah! monsignor, lui dirent-ils, quel charmant soprano vous auriez fait!... — Ah! si... — Comment si? que prétendez-vous dire? — Ah! monsignor!... — Eh bien? —Si vous n’aviez point de barbe! » Alors ils lui expliquèrent très plaisamment, et avec des gestes fort comiques, selon leur coutume, de quoi il était question. Amazan demeura tout confondu. « J’ai voyagé, dit-il, et jamais je n’ai entendu parler d’une telle fantaisie. »

Lorsqu’on eut bien chanté, le vieux des sept montagnes alla en grand cortège à la porte du temple; il coupa l’air en quatre avec le pouce élevé, deux doigts étendus et deux autres pliés, en disant ces mots dans une langue qu’on ne parlait plus: A la ville et à l’univers
[l'Urbi et Orbi]. Le Gangaride ne pouvait comprendre que les deux doigts pussent atteindre si loin.

Il vit bientôt défiler toute la cour du maître du monde; elle était composée de graves personnages, les uns en robes rouges, les autres en violet; presque tous regardaient le bel Amazan en adoucissant les yeux; ils lui faisaient des révérences, et se disaient l’un à l’autre: San Martino, che bel ragazzo! San Pancratio, che bel fanciullo!

Les ardents, dont le métier était de montrer aux étrangers les curiosités de la ville, s’empressèrent de lui faire voir des masures où un muletier ne voudrait pas passer la nuit, mais qui avaient été autrefois de dignes monuments de la grandeur d’un peuple roi. Il vit encore des tableaux de deux cents ans, et des statues de plus de vingt siècles, qui lui parurent des chefs-d’oeuvre. « Faites-vous encore de pareils ouvrages? — Non, Votre Excellence, lui répondit un des ardents; mais nous méprisons le reste de la terre, parce que nous conservons ces raretés. Nous sommes des espèces de fripiers qui tirons notre gloire des vieux habits qui restent dans nos magasins. »

Amazan voulut voir le palais du prince: on l’y conduisit. Il vit des hommes en violet qui comptaient l’argent des revenus de l’État; tant d’une terre située sur le Danube, tant d’une autre sur la Loire ou sur le Guadalquivir, ou sur la Vistule. « Oh! oh! dit Amazan après avoir consulté sa carte de géographie, votre maître possède donc toute l’Europe comme ces anciens héros des sept montagnes? Il doit posséder l’univers entier de droit divin, lui répondit un violet; et même il a été un temps où ses prédécesseurs ont approché de la monarchie universelle; mais leurs successeurs ont la bonté de se contenter aujourd’hui de quelque argent que les rois leurs sujets leur font payer en forme du tribut.

— Votre maître est donc en effet le roi des rois? c’est donc là son titre? dit Amazan. — Non, Votre Excellence, son titre est serviteur des serviteurs; il est originairement poissonnier et portier, et c’est pourquoi les emblèmes de sa dignité sont des clefs et des filets; mais il donne toujours des ordres à tous les rois. Il n’y a pas longtemps qu’il envoya cent et un commandements à un roi du pays des Celtes, et le roi obéit.

Votre poissonnier, dit Amazan, envoya donc cinq ou six cent mille hommes pour faire exécuter ses cent et une volontés?

— Point du tout, Votre Excellence; notre saint maître n’est point assez riche pour soudoyer dix mille soldats; mais il a quatre à cinq cent mille prophètes divins distribués dans les autres pays. Ces prophètes de toutes couleurs sont, comme de raison, nourris aux dépens des peuples; ils annoncent de la part du Ciel que mon maître peut avec ses clefs ouvrir et fermer toutes les serrures, et surtout celles des coffres-forts. Un prêtre normand
, qui avait auprès du. roi dont je vous parle la charge de confident de ses pensées, le convainquit qu’il devait obéir sans réplique aux cent et une pensées de mon maître; car il faut que vous sachiez qu’une des prérogatives du vieux des sept montagnes est d’avoir toujours raison, soit qu’il daigne parler, soit qu’il daigne écrire.

Parbleu, dit Amazan, voilà un singulier homme! je serais curieux de dîner avec lui. — Votre Excellence, quand vous seriez roi, vous ne pourriez manger à sa table; tout ce qu’il pourrait faire pour vous, ce serait de vous en faire servir une à côté de lui plus petite et plus basse que la sienne. Mais; si vous voulez avoir l’honneur de lui parler, je lui demanderai audience pour vous, moyennant la buona mancia que vous aurez la bonté de me donner. — Très volontiers, » dit le Gangaride. Le violet s’inclina. « Je vous introduirai demain, dit-il; vous ferez trois génuflexions, et vous baiserez les pieds du vieux des sept montagnes. » A ces mots, Amazan fit de si prodigieux éclats de rire, qu’il fut près de suffoquer; il sortit en se tenant les côtés, et rit aux larmes pendant tout le chemin, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à son hôtellerie, où il rit encore très longtemps.

A son dîner, il se présenta vingt hommes sans barbe et vingt violons qui lui donnèrent un concert. Il fut courtisé le reste de la journée par les seigneurs les plus importants de la ville; ils lui firent des propositions encore plus étranges que celle de baiser les pieds du vieux des sept montagnes. Comme il était extrêmement poli, il crut d’abord que ces messieurs le prenaient pour une dame, et les avertit de leur méprise avec l’honnêteté la plus circonspecte. Mais, étant pressé un peu vivement par deux ou trois des plus déterminés violets, il les jeta par les fenêtres, sans croire faire un grand sacrifice à la belle Formosante. Il quitta au plus vite cette ville des maîtres du monde où il fallait baiser un vieillard à l’orteil, comme si sa joue était à son pied, et où l’on n’abordait les jeunes gens qu’avec des cérémonies encore plus bizarres".

6 commentaires:

Rocher a dit…

Voltaire était anticlérical mais il n'était pas athée. Toute sa vie, il fut déiste, croyant en Dieu, être suprême, mais refusant les dogmes et les rites qui, pensait-il, divisent les hommes et favorisent le fanatisme. Une religion débarrassée de ses particularités et répondant à la raison universelle serait le remède à l'intolérance : « Moins de dogmes, moins de disputes ; et moins de disputes, moins de malheurs : si cela n'est pas vrai, j'ai tort. »

Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse ; c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui a tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cour pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à tes yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supporte ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet , qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni envier, ni de quoi s'enorgueillir.
Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères ! Qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.

Stéphane DADO a dit…

Voltaire était certes déiste, mais ces quelques lignes du "Traité sur la tolérance" (1763) doivent être analysées plus finement. Le texte a beau être destiné à "Dieu", si on le lit convenablement, il s'adresse surtout aux hommes. Le choix lexical, celui de la violence et du fanatisme, utilise des mots comme "tyrannie", "haine", persécution", "calamités" qui dénoncent les agissements criminels des hommes. Au fil de la narration, l'aide demandée à "Dieu" se transforme en exhortation aux hommes : Voltaire fait appel à leur raison et à leur sens de la fraternité pour vaincre les querelles meurtrières nées des divergences entre les religions. "Dieu" est du coup bien mis à l'écart de cette "prière"...

Personnellement, je regrette ce déisme de Voltaire à une époque où l'athéisme est arrivé à maturité avec une philosophie - le matérialisme -, une science -la mécanique quantique et une morale -la loi de nature. Holbach avec son "Qu'est-ce qu'un athée" (1770)me paraît plus "moderniste".

Anonyme a dit…

Le traité de tolérance est peut-être une prière, mais il est rédigé avec l'intelligence d'un philosophe!

Rocher a dit…

A l'heure où la Turquie relégitime le voile islamique dans les universités, à l'heure où le Président des français s'exprime au nom de la chrétienté et avance l'idée d'une laïcité positive, il n'est pas inutile de repenser à Voltaire ...

Pierre-Jean a dit…

Le fait d'élever la religion comme moyen de contrôle social me fait lever le coeur. Dans une école de BXL, la question du port de signes religieux s'est posée il y a peu de temps. Pourtant, tout allait bien...le contrôle social via la religion était présenté comme un très très bon argument de vente auprès des parents et du personnel. A aucun moment, on ne s'était soucié de ce que ressentaient les jeunes qui avaient la volonté de s'opposer à cette forme de pression sociale.

Stéphane DADO a dit…

Mon prochain billet permettra d'approfondir la discussion sur ce sujet...