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Liège, Belgium
Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.

vendredi 6 juin 2008

Venise et les "vu comprà", de Donna Leon à la Biennale

Installée à Venise depuis plus de vingt ans, l'écrivaine américaine Donna Leon y situe l'ensemble de ses intrigues policières. Auteure des fameuses enquêtes du Commissaire Brunetti, vendues à des millions d'exemplaires à travers le monde, Donna Leon a trouvé un créneau fructueux en associant de manière réaliste les divers visages de la Venise contemporaine à l'histoire d'une famille mi-aristocratique mi-bourgeoise, celle de Brunetti et sa femme (issue d'une lignée patricienne). La dernière enquête du commissaire, De Sang et d'ébène, n'échappe pas à la règle. Donna Leon se penche ici sur les communautés africaines de Venise, essentiellement des Sénégalais qui vendent à la sauvette des contrefaçons de sacs de marque. Des illégaux installés dans la lagune depuis la fin des années 90. Les Vénitiens les surnomment les "vu comprà", expression hybride qui provient du jargon utilisé par les premiers vendeurs noirs durant leur négoce. Grammaticalement incorrecte, la formulation dérive du "vous" français et du "comprà" italien ("achetez").

Dans le roman de Donna Leon, un de ces vendeurs, originaire d'Angola, est retrouvé assassiné au Campo Santo Stefano. Sa mort est liée à un trafic de diamants bruts destiné au financement d'une révolte contre l'état angolais compromis dans un marché illégal avec une compagnie minière italienne. Si l'intrigue est un peu mince, le roman décrit avec force le quotidien de ces sans-papiers qui vivent en circuits fermés dans des squats insalubres du côté de la Via Garibaldi (Castello), tâchant de gagner quelques deniers pour les envoyer au pays. Confrontés à la haine des commerçants vénitiens qui voient en eux une concurrence doublement injuste (les illégaux Africains ne payent aucune taxe, ils vendent à bas prix de faux produits de luxe, au détriment des vrais marques), poursuivis par la police qui se garde pourtant de les mettre en prison - stratégie qui entacherait la logique politique d'extrême-gauche du maire communiste Massimo Cacciari, les "vu comprà" errent individuellement à Venise entre cinq et dix ans, migrant tour à tour vers le Ponte de l'Accademia, le campo Santo Stefano, les abords des églises San Mosè, San Salvatore et Santa Maria del Giglio, en attendant de connaître un sort meilleur...

En 2003, le pavillon américain de la Biennale de Venise a rendu un hommage exceptionnel aux "vu comprà" avec une installation qui est sans doute la création la plus forte de la Biennale cette année-là : Speak of me as I am (Parle de moi comme je suis) de Fred Wilson. A l'aide d'un système audio et de photographies des Sénégalais contemporains installés à Venise, Wilson a donné la parole à ces illégaux, leur laissant le soin de raconter leur origine, leur histoire, leurs peurs et leurs espoirs. Un document centré sur l'impossible rêve de trouver une place sûre dans un monde discriminateur et violent. Ces témoignages étaient mis en perspective avec des oeuvres vénitiennes du Moyen-Âge au XVIIIe siècle dans lesquelles apparaissent des personnages noirs : de Mantegna à Véronèse en passant par Carpaccio et bien d'autres. D'autres oeuvres (des bustes de Canova supportés par des noirs, des bougeoirs en verre supportés par des esclaves africains, des lustres de Murano ou des larmes en verre noir, des damiers symbolisant la notion de racisme, des projections simultanées d'Othello sur un même écran) permettaient à Fred Wilson de poser quelques questions essentielles sur la condition des noirs de Venise : qui étaient ces noirs? quel était leur statut? de quoi vivaient-ils? comment étaient-ils considérés? existait-il une communauté africaine dans la ville. La réponse, très nette, mettait en relief le regard condescendant et esclavagiste de la Sérénissime dans les siècles passés.

Les mentalités changent ; heureusement... Il est significatif de constater que depuis 2007, la Biennale de Venise a enfin inauguré le premier pavillon de l'art africain. Cette 52e Biennale a d'ailleurs remis le Lion d'or au photographe malien Malick Sidibé, une distinction méritée et une volonté pour Robert Storr, l'actuel directeur artistique de la Biennale, de valoriser les créateurs du continent africain. Depuis 1897, date de la première édition de la Biennale, l’Afrique n’y avait jamais été représentée que par le pavillon égyptien. On pourra toujours ergoter que le continent africain c'est un ensemble d'une soixantaine de pays, et qu'un seul pavillon pour toute la création noire c'est peu... C'est peu, mais c'est tout de même un bon début.

Le pavillon africain à la Corderie, été 2007

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