Qui êtes-vous ?
- Stéphane DADO
- Liège, Belgium
- Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.
vendredi 4 avril 2008
Esquisse vénitienne
Il est surprenant de constater qu’un même lieu géographique offre des catégories de représentation diverses. A Venise, un campo ou une ruelle peuvent être aussi bien un coin de promenade pour les touristes, un centre religieux, un cadre de la mémoire historique, une résidence privée, une bâtisse commerciale, un objet de contemplation esthétique, un espace politique, un désert culturel voire un trou mortel… Ces jeux de métamorphoses s’enchaînent ou se superposent au fur et à mesure que l’on s'approprie la ville. Une maîtrise approfondie de ces strates permet de dépasser l’insupportable imagerie de carte postale que le tourisme de masse débine à longueur d'année.
Dire de Venise qu'elle est la cité des amoureux, du Carnaval, de la verroterie kitsch et des canaux nauséabonds, c'est cultiver des lieux communs bien éloignés de la réalité. Cette dernière est pourtant difficilement perceptible car Venise, plus que n'importe quelle ville d'art, se révèle difficilement. L'essentiel de son patrimoine, autrement dit la plupart des grands palais patriciens qui renferment des trésors artistiques insoupçonnés, est aux mains de particuliers et donc inaccessible au commun des mortels. Ce circuit très fermé mis à part, on peut même affirmer avec un brin de provocation que Venise n’est pas une ville touristique : il faudrait au minimum cinq semaines pour voir l’essentiel de ses richesses publiques, or le touriste d'aujourd'hui ne prolonge pas sa visite au-delà deux ou trois jours, sans parler de ces groupes qui débarquent le matin à Piazzale Roma et plient bagage avant la tombée de la nuit... Ce sont les mêmes lieux - San Marco, Rialto, la Salute et leurs abords immédiats - qui sont investis ; s'éloigner de ces grands axes, c'est risquer de sombrer dans les structures irrationnelles du labyrinthe citadin, passe-temps inconfortable pour celui dont le séjour est compté, quand bien même son sens de l'orientation serait particulièrement aiguisé. Seuls les dilettantes curieux, les explorateurs dans l'âme ont le privilège de découvrir les secrets de la cité et de sentir battre son cœur.
Au cours de ce séjour, le 47 ou 48e depuis que je fréquente la ville, je me suis consacré à quelques travaux scientifiques à la Biblioteca Marciana, avant de parcourir les grandes expositions en cours, notamment la superbe rétrospective du Palazzo Grassi sur "Rome et les Barbares" (j’y reviendrai ultérieurement) ou de lire sur les campi préférés (Santa Maria Formosa, San Giovanni in Bragora) et dans les églises appropriées, notamment dans le beau cloître roman de San Francesco della Vigna, havre de paix inconnu du public, où circulent ponctuellement quelques vieux frères franciscains en robe de bure, sous le regard complice de leur saint patron.
Mes ballades architecturales m'ont amené à découvrir cette fois-ci l'ensemble du patrimoine du quartier de San Vio (non loin du Palazzo Venier, l’actuel Musée Guggenheim), à admirer le pont de Calatrava (quasi achevé), à l'entrée du Grand Canal, à explorer l'Ospedale degli Incurabili, célèbre conservatoire de musique transformé depuis peu en Académie des Beaux-Arts, qui avait été au centre d'une de mes conférences l'an dernier.
Mes plus beaux moments, je les dois à ces flâneries répétées, toujours après deux heures du matin, sur une place San Marco totalement vide. Assis à la terrasse du Café Quadri, je passe une partie de la nuit à contempler, seul, le ciel étoilé du plus beau salon du monde.
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5 commentaires:
Je viens de comprendre pourquoi je déteste tant le «circuit touristique». Je pensais que cela tenait surtout au fait que, dans une vie antérieure, je fus guide touristique et qu'il me peinait beaucoup de voir les groupes de «moutons» qui passaient en une semaine de Toronto à Québec, s'arrêtant ici et là pour un saut de puce là où l'architecture ou l'histoire en «vaut la peine», c'est-à-dire qu'elle est commercialement vendable pour des raisons esthétiques ou autres. Pauvres touristes, qui n'auront bien vu du Canada que les autocars!
Ce n'est pas tant cette expérience, donc, qui me rend perpétuellement insatisfait du «tourisme» que le désir de sentir une ville pour ce qu'elle est, d'y vivre autant que possible comme quelqu'un du cru y vivrait, mais en condensé. Mes voyages -- jusqu'ici limités, il est vrai -- m'ont toujours amené à faire le choix entre «tout voir ce qu'il y a à voir» ou sélectionner quelques endroits et m'y plonger. Sans hésiter, c'est le second que je choisis, préférant retourner plus tard pour goûter l'endroit petit à petit.
Mais à ce rythme-là, comment vais-je arriver à visiter tout ce que je veux voir en Europe et ailleurs? Ah! le dilemme! Et en plus mon ministère personnel des finances me dicte d'attendre l'année prochaine pour commencer!
Et la fin de ta chronique me donne une certaine nostalgie des cafés de Montréal et de la vie nocturne...
tout à fait d'accord avec ce qu'écrit Doreus et ce que tu décris, Stéphane! Je viens moi-même d'en faire l'expérience en Inde, où fort heureusement j'ai pu échapper aux meutes de touristes et aux circuits organisés, mais parfois, dans certains sites "incontournables" on ne pouvait éviter de croiser des groupes, en majorité français, américains ou italiens. Pourquoi faut-il qu'un touriste, dès qu'il se trouve dans un groupe, devienne stupide, moutonnier, bavard?
Cela étant, j'ai le souvenir de mon dernier séjour à Venise, un week-end de Toussaint, où il suffisait d'éviter la place Saint-Marc et autres pont du Rialto, pour se trouver dans des rues ou des palais quasi-déserts. Quel bonheur...
Merci pour vos deux témoignages.
Je pense que le vrai problème du touriste, concept qui touche 95% des voyageurs au moins, est son incapacité à pouvoir abandonner l'esprit de la nation qui est en lui. Il faut du courage pour voyager, car il s'agit d'affronter celui qui ne mange pas, qui ne pense pas, qui ne parle pas qui ne prie pas comme nous... Cela implique un abandon (pourtant simple) de soi, une ouverture à l'autre que la majorité des gens est incapable de pratiquer par peur ou par méconnaissance de l'autre. Le voyage est pourtant la plus belle manière pour chaque peuple de s'enrichir de ses différences, de reculer les murs de sa prison, d'abattre la forteresse de tous les nationalismes. Pourquoi un tel repli ?
Tu décris Jean-Pierre les bavardages des touristes sur les sites. C'est la chose qui m'est le plus insupportable : voir des merveilles et entendre autour de soi des crétins parler du repas du soir, du prix de la carte postale, de l’emplacement de la discothèque ou du pantalon qu’ils porteront le lendemain éveille des envies de meurtre. Est-il nécessaire de faire autant de kilomètres pour exprimer ces billevesées?
Pourquoi ne pas s'imprégner, décortiquer, s'émerveiller des lieux dans un silence contemplatif ou une réflexion partagée? Les beautés de la nature ou des civilisations humaines devraient nous rendre muets et humbles.
Pourquoi également, comme le constate Doréus, passer si vite sur tant de choses (toujours les mêmes d’ailleurs, instinct grégaire oblige) alors qu'on ne s'imprègne d'aucune? Qu'apporte cette quantité accumulée s’il n’y a ni compréhension ni sens ? La satisfaction imbécile de se dire "on y était" justifie-t-elle la dégradation de tant de sites (celui de Pamukkale en Turquie par exemple!) et la standardisation de la nourriture ou l’éclosion de chaînes d’hôtels sans âme (la chaîne « Cham Palace » en Syrie, copie médiocre des affreux Hilton) ? Et l’instinct consumériste de l’homme occidental doit-il absolument être exporté aux quatre coins de la planète au point que même les sites les plus reculés du monde ont leurs marchands du temple, leurs boutiques de souvenirs, leur enseigne de Coca Cola ?
Pourquoi enfin le touriste lambda ressent-il le besoin de voyager en groupe ? Je sens là une forme de colonialisme refoulé. A moins que le groupe n’agisse comme une muraille existentielle évitant à chacun le vide de sa médiocrité. Il faut dès lors beaucoup de ressources aux voyageurs que nous sommes pour slalomer entre ces troupeaux de vacuité. Mais c’est un sport qui, outre le fait qu’il soit gratifiant, devient, à la longue réellement, ludique.
"Abandonner l'esprit de la nation" dites-vous, mon cher Stéphane, c'est vrai. Mais il me semble que le problème du tourisme de masse, des circuits organisés,etc. doit être également envisagé dans un contexte plus global de marchandisation de la culture, problème d'autant plus délicat
pour nous qui travaillons dans le secteur culturel, car nous ne pouvons exclure une certaine approche commerciale à notre réflexion, sous peine d'en être exclus nous-mêmes.
C'est un vaste sujet ...
Comme vous,comme Doréus,comme Jpr, j'ai toujours préféré le voyage individuel, où on peut contempler, rêver, s'attarder librement ici ou là, et découvir, approcher, apprivoiser un pays,une région, une ville. Et si le temps est trop compté, je préfère renoncer à voyager plutôt que de me soumettre à un circuit express organisé.
De même, je suis rétive à toute industrialisation, toute "massification" de la culture, non par acte de résistance mais simplement par nature.
Qu'on le veuille ou non, nous ramons à contre-courant, hélas !
Chère Marianne,
1. Pourquoi hélas?
2. Je trouve délicat de faire d'un patrimoine une marchandise... Rendre payant un site, un lieu, c'est exclure. De quel droit? Si la marchandisation est source de revenu et permet de restaurer ou d'entretenir un patrimoine, pratiquons la gratuité ou un tarif très bas pour ceux qui n'ont pas les moyens de profiter de ces richesses culturelles... Autrement, nous allons créer une société à deux vitesses où seuls les plus riches seront favorisés.
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