Il est surprenant de penser que seuls quelques rares fragments de musique nous soient parvenus de l'Antiquité grecque alors que cet art était l'une des composantes fondamentales de la société. Les historiens et musicologues ont heureusement, c'est tout de même une maigre consolation, une connaissance sociologique et théorique très étendue de ce qu'était la musique dans l'Antiquité. Le sujet me passionne depuis longtemps. Je viens de terminer un texte remarquable d'Annie Bélis (Université de Paris IV & directrice de recherche au CNRS) sur les concours dans la Grèce antique dont je synthétiserai ici les principales idées.
Alors que les concours musicaux d'aujourd'hui permettent essentiellement à de jeunes inconnus de se faire connaître (des personnalités confirmées n'ont nullement besoin de passer les concours), la Grèce antique (dès la fin du VIe siècle) voit au contraire s'affronter les musiciens les plus en vues (un peu comme dans nos tournois de tennis où les plus grands joueurs s'opposent).
Dans le monde antique, les concours les plus importants sont ceux de la "periodos", circuit de trois concours de haut niveau organisés à Delphes (les "Pythia", concours le plus prestigieux), à Némée et à l'Isthme (près de Corinthe) programmés sur une durée de quatre ans : l'Olympiade, sorte de grand chelem musical. Les concours de la "periodos" sont avant tout des festivités religieuses organisées en l'honneur d'un dieu, dans le périmètre de son sanctuaire, ils sont placés sous l'invocation d'Apollon à Delphes, de Zeus à Némée, de Poséidon à l'Isthme. Autre particularité, les lauréats des Olympiades sont récompensés par des couronnes de feuillage, dépourvues de la moindre valeur marchande. La victoire est purement honorifique (il existe cependant à l'époque hellénistique et impériale des concours généreusement rétribués mais ils s'inscrivent dans un contexte purement profane). Les concours musicaux de la "periodos" ne sont pas organisés de manière indépendante : ils font partie d'un ensemble de compétitions plus vaste comprenant, outre les épreuves musicales, des concours athlétiques et hippiques... Les trois concours de Delphes, Némée et l'Isthme sont panhelléniques, c'est-à-dire qu'ils sont exclusivement réservés à une même communauté de sang, de langue, de culture de religion, les Grecs, qui, en dépit des discordes, aiment revendiquer leur "grécité" commune à travers ces événements à la fois religieux, artistiques et sportifs, à haute valeur fédératrice.
Outre ces trois concours musicaux, il en existe d'autres, de second rang à Athènes : les Panathénées (dès 566 avant J.-C) et les Dionysies qui mettent en compétition uniquement des chorales, généralement des groupes d'une cinquantaine de citoyens athéniens, spécialisés dans les chœurs du théâtre tragique, comique ou satirique constitués de longs chants d'une centaine de vers. Là encore, ces concours musicaux sont combinés à des fêtes religieuses (sous la protection d'Athéna et de Dionysos) et à des épreuves gymniques et hippiques. Le grand législateur Périclès (Ve siècle avant J.-C) a fait construire le premier odéon en pierre pour les épreuves musicales des Panathénées.
Chaque concours a ses spécificités. Les épreuves les plus fréquentes sont les concours d'aulos solos (la double flûte des vases grecs), d'aulos avec chanteur, d'aulos avec choeur, de cithares solos, de cithares avec chanteur et enfin de rhapsodes (chanteurs qui pratiquent la récitation psalmodiée de vers épiques). Les concurrents s'affrontent à armes égales en interprétant le même morceau, des partitions dont chaque partie comportait une difficulté particulière. Les épreuves les plus complexes sont les "nomes pythiques" de Delphes, pièces en quatre ou cinq parties (là encore les musiques ne sont pas parvenues) narrant le combat d'Apollon et du serpent Pythôn (envoyé sur Terre pour empêcher le dieu de fonder son sanctuaire delphique). Ils cumulent tous les obstacles techniques. Les Grecs les considèrent comme le nec plus ultra de ce qu'un virtuose au sommet de son art peut réaliser.
Il existe deux catégories de compétiteurs : les enfants et les adultes (il faut un minimum de 16 ans pour appartenir à cette dernière catégorie). Les femmes ne sont pas exclues de certaines épreuves. Un compétiteur peut s'inscrire à plusieurs disciplines à la fois : d'excellents joueurs d'aulos (les aulètes) sont aussi connus comme chanteurs lyriques et acteurs comiques. Tout comme à notre époque, les historiens relèvent des cas de sportifs qui excellent dans les disciplines musicales (les Yannick Noah de l'Antiquité).
Généralement, les artistes interprètent les oeuvres des concours devant un jury de plusieurs personnalités toujours munies d'un long bâton (on en relève six à Delphes). Les concurrents exécutent en principe leur chant ou leur pièce instrumentale jusqu'au bout sauf s'ils sont trop médiocres : dans ce cas les juges tendent leur bâton horizontalement, les artistes sont exclus et risquent même des coups de fouet! Un seul lauréat triomphe par épreuve (il n'y a donc pas de classement), désigné après le vote du jury. Une victoire dans l'un des grands concours donne de nombreux privilèges et honneurs. Le vainqueur peut ainsi ériger par décret sa statue dans la cité, en indiquant son nom sur la base. Delphes a ainsi conservé un grand nombre de socles de statues en bronze de musiciens (aujourd'hui disparues).
Les sources antiques mentionnent le nom de nombreux candidats et lauréats de concours. L'un des plus célèbres n'est autre que l'empereur Néron, artiste médiocre et d'une totale mauvaise foi, qui, d'après les témoignages, se prenant pour le plus grand chanteur et joueur de cithare de son époque, s'est présenté aux plus grands concours de la Grèce.
Qui êtes-vous ?
- Stéphane DADO
- Liège, Belgium
- Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.
2 commentaires:
L'affrontement entre Apollon et Pythôn peut être lu en filigrane comme le témoignage de la superposition, dans le sanctuaire delphique comme dans de nombreux autres lieux sacrés de sources et de montagnes, d'un culte ouranien propre à une société patriarcale dans un contexte d'invasion indo-européenne, au culte chthonien originel de la Grande Déesse, dont les prêtresses, les fameuses Pythies, ont été soumises au nouveau clergé masculin. Le serpent, rampant sur le sol, est un être chthonien par essence. Par sa mue annuelle, il expose le processus souterrain secret de la régénération par la Terre Mère.
Effectivement... Merci pour ce commentaire judicieux. Une autre interprétation prévaut quant à l'affrontement entre Appolon et Pythôn. Apollon ne conçoit pas son sanctuaire sur un terrain vierge (ce que font la plupart des autres dieux grecs) mais sur un lieu où règne une divinité : Pythôn, lieu investi par l'intermédiaire de marins choisis en mer pour devenir les futurs prêtres du sanctuaire.
Les historiens interprètent ce mythe comme un exemple de la pénétration des Doriens en Grèce et de la soumission de la société achéenne à ce nouveau peuple.
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