Qui êtes-vous ?

Ma photo
Liège, Belgium
Né à Bruxelles dans une famille d'origine grecque, turque, albanaise et bulgare. Etudes secondaires gréco-latines. Licence en Histoire de l'art, Archéologie et Musicologie de l'Université de Liège. Lauréat de la Fondation belge de la Vocation. Ancien journaliste à La Libre Belgique et La Gazette de Liège. Actuellement Chargé de mission développement et médias à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Directeur artistique-adjoint du Festival des Nuits de Septembre. Enseigne l'Histoire sociale de la musique aux Alumni de l'Université de Liège.

mercredi 9 avril 2008

La Préhistoire au service d'un nouvel humanisme

Il est des livres qui transforment en profondeur notre pensée. La Nouvelle histoire de l'homme (Perrin, 2005-2007) du paléoanthropologue français Pascal Picq, collègue et collaborateur au Collège de France du très médiatisé Yves Coppens (L'Odyssée de l'espèce), fait partie de ces ouvrages majeurs. Armé des méthodes rigoureuses de l'anthropologie évolutive contemporaine, Picq tente de comprendre ce qu'est l'homme et quel est son avenir en partant de cette perspective en apparence improbable qu'est... la Préhistoire. A l'inverse des créationnistes qui tentent de mettre à profit leurs capacités scientifiques pour démontrer la véracité de leur cosmologie religieuse, le mode d'explication du monde de Picq ne repose sur aucun dogme, seulement sur les quelques vérités révélées par la science. Et de démontrer avec une intelligence extrême comment cette histoire d'avant l'âge de l'écriture a justifié la construction de manipulations, de schémas de pensée corrompus, issus de ce qu'il appelle "l'anthropocentrisme occidental viscéral", et qui sont toujours d'actualité dans les systèmes de représentation de certains scientifiques du XXIe siècle.

Dans son approche déconstructiviste, Picq commence par régler ses comptes avec le "principe anthropique" (très en vigueur chez beaucoup de physiciens contemporains), cette idée qui considère que l'univers a pour inévitable finalité l'apparition de l'homme. Puisque l'homme existe c'est que des lois cosmiques ont fait en sorte qu'il puisse exister et qu'il ne pouvait en être autrement... Pour Picq, l'apparition de la vie n'est rien d'autre qu'une succession de hasards, un accident de l'Histoire qu'il serait impossible de recréer une seconde fois parce que "l’évolution pas plus que l’Histoire “ne repasse les plats” car elle est contingente. À une glaciation près, il y aurait peut-être plus d’hommes ou encore plusieurs espèces d’hommes. Il n’en reste qu’une." Ce déterminisme que dénonce l'auteur mène fatalement à l’anthropocentrisme parce que "l'homme s'invente des questions trop grandes pour lui dans un cosmos dépourvu de toute ontologie". A partir de la "scala natura" d'Aristote (ce positionnement de l'homme au-dessus des autres espèces), l'anthropocentrisme a justifié les pires abominations perpétrées sur l'animal. Dans de nombreuses sociétés, l'homme rabaisse ou diabolise l'animal, il refuse de lui reconnaître toute âme ou dignité pour affirmer sa supériorité et se positionner entre lui et dieu. En démontrant les origines animales de l'espèce humaine, la parenté avec les grands singes, au grand scandale des scientifiques créationnistes, la paléoanthropologie - épaulée par la biologie évolutionniste d'un Darwin et l'éthologie (l'étude du comportement animal) - a démontré que l'homo sapiens n'est pas l'aboutissement de l'évolution des espèces, le dernier maillon d'un modèle "fixiste" où toutes les espèces sont définitivement figées dans un stade de développement déterminé ; il y a au contraire une arborescence conjointe, toutes les espèces animales continuent d'évoluer de leur côté, l'homme y compris, il n'est donc pas l'aboutissement d'un processus créationnel dont il serait le stade ultime.

Picq rappelle par ailleurs que les hommes ne sont pas les seuls êtres vivants à construire des communautés aux rapports sociaux codifiés, autre argument à la source de leur hégémonie : on retrouve chez les chimpanzés des pratiques sociales codifiées propres à chaque clan, clan au sein desquels se modifient et se différencient la place des mâles et des femelles, des jeunes et des aînés. La parenté biologique avec l'animal, la similarité des comportements justifient pour l'auteur la nécessité d'accorder des droits aux bêtes, idée qui nous plonge par exemple au coeur des débats récents sur la question des droits des grands singes, droits courageusement défendus par une poignée de scientifiques éclairés.

Picq détruit aussi le concept de primauté de l’homo faber, ce mâle occidental à l'origine de notre lignée humaine, qui maîtrisa l'outil et inventa le modèle du "barbare", du "sauvage", de l'"esclave" pour justifier son culturo-centrisme et sa prétendue supériorité. La paléoanthropologie déconstruit ce mythe d'une hégémonie unique, en démontrant que plusieurs types d’hommes - l'homo neandertalis, homo floresiensis, homo soloensis -, ont coexisté durant plusieurs millénaires avec l'homo sapiens sans que cela n'impliquât des différences de niveaux de développement culturel et social entre ces genres, même si les trois premiers se sont éteints avec le temps. La création d’outils ne relève sans doute pas originellement des nécessités de la chasse et donc de la créativité des mâles. Ainsi, la thèse d'une domination de l'homme par l'outil ne relève à l'époque préhistorique d'aucun fondement scientifique valable. Il s'agit de spéculations de préhistoriens du XIXe siècle qui ont permis de justifier toutes les dérives du colonialisme. En affirmant la supériorité de l'homme occidental, descendant direct des premiers hominidés dotés d'outils, sur les autres peuples au nom de l'idéologie du progrès, ces mêmes préhistoriens ont été à la base des abominables fondements théoriques du nazisme : "Attentions et attitudes ambivalentes d'un Occident rongé tout à la fois par le racisme et fasciné par la diversité des hommes. Aujourd'hui encore, ce même progrès "s'assimile à un évolutionnisme culturel, avec au sommet la société occidentale et à des échelons intermédiaires les autres peuples dont les plus démunis figurent juste au-dessus du singe. Toute la problématique du développement durable interroge ce paradigme d'un progrès devenu de moins en moins supportable pour la Terre, si ce n'est pour quelques sociétés."

La domination phallocrate et les thèses misogynes qui prétendent expliquer les différences de comportement hommes-femmes par celui de nos ancêtres aux âges glaciaires (les femmes au foyer et les hommes à la chasse, les femmes préparant les pigments tandis que les hommes peignent ou gravent les parois des grottes) sont littéralement pulvérisées. Le paléoanthropologue dénonce avec vigueur des assertions sans fondement parce que rien dans les fossiles ne nous révèle le mode de vie des âges glaciaires. Au contraire, les différents stigmates liés à des activités comme la chasse ou le maniement des outils s'observent tant sur les squelettes d'hommes que de femmes ce qui laisse supposer que leur rôle social était tout aussi important que celui des hommes. Si l'on opère des rapprochements avec les femelles chimpanzés, il s'avère que ces dernières sont plus habiles que les mâles à créer et à manier des outils indispensables à l’ouverture d’un fruit et qu'elles participent à la chasse, quand bien même leur existence est mobilisée par le cycle des naissances et les devoirs de la maternité. La domination masculine est apparue dans le bassin méditerranéen à une époque plus tardive, l'apparition de l'écriture ne fera que figer cet état de fait machiste pour des siècles et des siècles, alors que son règne représente à peine 1/1000 de l'histoire de la lignée humaine.

A travers ces quelques exemples, on aura compris que Pascal Picq s'oppose à cette Histoire étriquée qui s'arroge le droit de manipuler la Préhistoire à sa guise. Il démontre l'impact de mythes séculaires sur les politiques scientifiques actuelles, il se lève contre une idéologie du progrès consacrée à la domination masculine occidentale par la technologie pour proposer à la place un humanisme (inspiré par Michel Serres), qui part de l'unité des origines pour aboutir à la diversité des cultures et à l'égalité des différents types d'humanité : "Toutes les espèces actuelles sont aussi évoluées que nous, aussi récentes et issues d'une même histoire. Il en est de même pour toutes les cultures humaines ; aucune n'est plus archaïque que l'autre. Une seule population ne peut assurer l'avenir de l'espèce humaine ; aucune culture ne peut prétendre assumer seule l'avenir de l'humanité".

5 commentaires:

Doréus a dit…

Bon... voilà que tu ajoutes à ma liste de lectures obligatoires. Merci pour le tuyau et surtout pour le compte rendu détaillé.

Anonyme a dit…

Excellent article, cher Stéphane! Cela replace magistralement l'homme à sa juste place et devrait faire réfléchir les humains sur leur véritable rôle sur cette terre. Nous ne sommes pas les maîtres de la nature, il est temps de s'en rendre compte et d'agir avec respect vis à vis de notre planète et de toutes les espèces qui l'habitent. Cela complète bien le message de ce jour de JPR qui parle justement de notre conception erronée de la richesse et de la pauvreté.

Anonyme a dit…

le hasard fait bien les choses ! ouvrage qui vient de m'être offert par un ami qui veut me persuader que je ne descends pas du singe... entre autre réflexions à mener sur le pourquoi du comment ! jpw

Anonyme a dit…

Merci pour ce compte-rendu d'un livre apparemment incontournable.

Si tu ne l'as déjà lu, je te conseille "La grande guerre pour la civilisation. L'Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005) de Robert Fisk.

Stéphane DADO a dit…

C'est effectivement un incontournable... A lire également "Pourquoi j'ai mangé mon père" de Roy Lewis, parabole de cette course à la technologie étudiée avec un humour désopilant à travers une famille du Pléistocène partagée entre le père Edouard qui découvre le feu, les outils et leurs avantages et l'Oncle Vania (cf. Tchekhov...) adepte du "retournons dans les arbres"...

A lire aussi "Dieu versus Darwin" de Jacques Arnould qui montre combien la méthode de Picq est plus que nécessaire face aux délires intellectuels des créationnistes. La position d'Arnould est non pas Dieu ou Darwin mais Dieu ET Darwin ce qui ne plaira pas à tout le monde. Les agnostiques ou athées préfereront Lucy et l'obscurantisme, le dernier livre de Pascal Picq, qui analyse dans le détail les différentes écoles créationnistes.

@ jpw
Ton ami s'est trompé d'ouvrage visiblement (tant mieux)... C'est Michael Denton qu'il aurait du choisir... :-)

@ anonyme
Non, pas lu cet ouvrage, un peu effrayé par la quantité de pages... Je connais juste son ouvrage sur le Liban. Je sens que je vais devoir m'y plonger. Merci du conseil.