Sartre a laissé quelques pages admirables encore trop peu connues sur Venise. Outre La Reine Albemarle ou le dernier touriste, chroniques de ses journées italiennes en octobre 1951, Sartre a rédigé Le Séquestré de Venise (repris dans le recueil de portraits Situations IV), un essai inachevé sur la peinture du Tintoret, d'une incroyable modernité. Le Séquestré de Venise propose une analyse de l'oeuvre fondée sur les rapports du peintre aux us et coutumes de la cité et de ses contemporains, anticipant fortement sur une discipline qui deviendra l'histoire sociale de l'art. Pour Sartre, la Venise du Tintoret n'est pas celle des fastes exubérants, des familles nobles reçues en audience par des saints, des marchands riches qui ont foi en l'humanisme, des putains voluptueuses élevées au rang de poètes, de ce beau indestructible dont le Titien s'est fait le héraut. Tout cela n'est que propagande, images d'un "Mythe de Venise" cultivées par une République qui se croit invulnérable. Tintoretto prend le contrepied du "Mythe de Venise", rongé par les invisibles déchirements d’une société au bord du déséquilibre à la suite de la prise de Constantinople, de la découverte de l'or des Amériques (qui fait exploser les prix en Europe), de l'épuisement des métaux précieux dans le nord de l'Afrique, du contrôle récent de la route des épices par les Portugais, de l'alliance des puissances continentales contre la Sérénissime (Ligue de Cambrai, en 1508). Sartre est catégorique : la peinture Tintoret anticipe l'agonie prochaine de la ville. Ces "tourments" historiques sont complétés par de nouvelles interrogations religieuses. Au XVIe siècle, Venise est marquée par les thèses de la Réforme, les imprimeries de la ville aident à la diffusion d'idées nouvelles et subversives. Pour Sartre, les murs et les plafonds de la Scuola di San Rocco - institution caritative qui renferme un cycle de 50 peintures du Tintoret dont la sublime Crucifixion, conservent la mémoire de ces textes interdits. Exemples picturaux à l'appui, Sartre suggère un Tintoret hérétique, sans doute influencé par les prédications de "gauchistes" protestants, les anabaptistes.
En 1983, Didier Baussy-Oulianoff s'est appuyé sur Le Séquestré de Venise pour réaliser un film de 53 minutes sur Le Tintoret d'après Jean-Paul Sartre. La déchirure jaune, réédité en DVD par Gallimard en 2005. Malgré des images un peu vieillies, le film prend l'optique de présenter quelques toiles majeures du peintre associées aux textes sartriens qui s'y rapportent, un mariage pertinent, complété par la voix profonde et intelligente de Michel Bouquet et par de longs travellings d'une réelle beauté.
Pour ce qui est des tableaux, Baussy-Oulianoff s'est limité au Miracle de l'esclave pour la scuola di San Marco à l'Accademia (avec une très convainquante confrontation au travail du Titien auquel Baussy-Oulianoff a également consacré un documentaire), au cycle de San Rocco et aux toiles gigantesques de la Madonna del Orto, L'Adoration du veau d'or, Le Jugement dernier et la Présentation de Marie au temple, près desquelles repose le Tintoret.
3 commentaires:
la déchirure jaune me rappelle quelque chose ...jpw
Tu as bonne mémoire...
Je vis aux e.u. et viens d'acheter une videocassette qui s'entitule "Tintoretto" Portrait of an Artist" de Home Vision, auquel s'ajoute "a co-production Antenne 2/Paris/RM Arts, Bayerischer...Directed by Didier Baussy."
C'est le meme contenu que le DVD de 1995, n'est-ce pas?
J'ai cherche partout sur Internet pour le DVD mais pas de chance...plus de disponibilite.
Merci de tes commentaires sur Tintoretto, sa vie et ses oeuvres me fascinent.
http://www.massreview.org/PDF/4901_02/Goldberg.pdf
Denny
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